Fil d'Ariane
En France, une femme sur 8 est touchée par le cancer du sein qui reste la première cause de mortalité chez les femmes. 12 000 femmes en meurent chaque année. En 2020, la pandémie de Covid-19 a eu un impact à la fois sur les diagnostics initiaux de cancer du sein et sur le suivi thérapeutique des patientes déjà diagnostiquées. Une étude du réseau Unicancer réalisée sur les sept premiers mois de 2020 estime que la pandémie pourrait causer entre 1 000 et 6 000 décès supplémentaires.
Mounia El Kotni : Jusque-là j'avais travaillé sur des questions de santé reproductive et les violences qui peuvent arriver dans ces moments-là, les violences obstétricales et gynécologiques. Mon premier réflexe a été de me dire, moi, le cancer du sein, ce n'est pas mon domaine d'expertise, je ne connais pas. Et très vite en discutant avec Maëlle, je me suis rendue compte que mon travail de chercheuse sur les relations de la médecine avec les femmes, et sur le sexisme médical a fait sens avec son témoignage. Je me suis dit qu'il s'agissait de quelque chose de systémique.
La deuxième parallèle que j'ai effectuée entre la période grossesse-accouchement et le parcours du cancer du sein, c'est que ces questions touchent à l'intimité du corps, à des zones du corps sexuées. Ce n'est pas le bras, ce n'est pas le pied ! Ce sont des caractéristiques sexuées, et il y a cette nudité face aux professionnels de santé qui accentuent la vulnérabilité des femmes. Il y a l'effet "blouse blanche", la différence de pouvoir entre les soignants et les femmes et dans les deux cas, et c'est accentué dans le cancer du sein, il y a la question de la mort, qui existe aussi dans l'accouchement. Dans le cancer du sein, c'est évident, c'est la mort qui guette, et encore une fois, ça accentue le pouvoir. Les femmes s'en remettent aux soignants, en ayant du mal à remettre en question l'autorité, sur le moment ou même après coup, avec cette impression qu'on leur a sauvé la vie, ça accentue cette "redevabilité" qu'elles ont par rapport aux soignants.
La faute à qui, au monde médical qui rime encore avec patriarcat?
Oui, tout à fait ! Le patriarcat, c'est un système d'oppression des femmes, construit en lien avec d'autres systèmes, tels que le capitalisme et l'hétéro-normativite. Et la médecine n'existe pas en dehors de la société. Les personnes qui nous soignent, qui sont censées prendre soin de nous, sont formées et élevées dans une société où les femmes sont dévalorisées. Elles font des études de médecine où on leur enseigne une histoire de la médecine qui s'est construite sans le consentement des personnes. C'est à l'origine de nombreux scandales. Notamment dans le domaine de la gynécologie, ces études se sont faites sur des esclaves noires aux Etats-Unis qui ont subi des opérations. Tout cela marque l'histoire de la discipline. Ma discipline aussi, l'anthropologie est marquée par le colonialisme et donc on peut questionner cette histoire-là. Mais on ne l'apprend pas, c'est très rare. Quand les médecins sont formés eux-mêmes et elles-mêmes et prises dans ces rapports de pouvoir, ça leur laisse très peu de marge de manoeuvre. C'est comme ça que se reproduisent les oppressions sur les corps des femmes dans le domaine médical.
Si on est une femme, à l'extérieur, on sera une femme dans le système médical. Si on est grosse, noire, musulmane, en fait ces choses-là on les porte avec nous et le regard des médecins, il est façonné par la société dans laquelle ils ont grandi.
"Au moins avec la chimio, tu n'auras plus à t'épiler", cette phrase choque, et pourtant elle est souvent entendue par les femmes atteintes d'un cancer du sein ?
C'est de l'ordre du sexisme bienveillant. Le cancer fait peur. C'est un mot qui fait peur. On cache encore la cause de la mort de certaines personnes, de proches. On ne dit pas le mot cancer. Quand on a une proche qui est atteinte d'un cancer du sein, on ne sait pas comment réagir. Parmi les tabous de notre société, la mort en est un très fort. On va faire des phrases maladroites, essayer d'éviter le sujet, de trouver des choses positives ou de faire de l'humour. Et donc cette phrase, Maëlle l'a entendu de nombreuses fois, de la part de collègues, de personnes plus ou moins éloignées.
Il y a différentes formes de chimiothérapie, mais la majorité fait perdre les cheveux, les poils, et provoque donc une alopécie. Là on retrouve l'injonction faite aux femmes qui les oblige à s'épiler ! C'est très très maladroit, ça enferme encore une fois et ça en dit long sur les injonctions qu'on fait aux femmes et auxquelles les patientes ne doivent pas se soustraire. Dans le livre, on a un grand questionnement sur la féminité. Avec le cancer du sein, on voit vraiment les constructions sociales à l'oeuvre. On voit comment ces injonctions à la féminité sont des catégories construites et artificielles. A quoi ça se résume la féminité, se questionne Maëlle. C'est mes cheveux ? Mes poils ? Je dois avoir des cheveux sur la tête mais pas de poils sur les jambes ?
C'est la citation du début du livre : "A force de cacher la maladie, c'est toute la société qui met la tête dans le sable". Masquer la maladie, qu'est-ce que cela dit de manière non pas individuelle mais collective ? On a bien évidemment le droit de ne pas vouloir que les autres sachent que l'on a un cancer et que l'on perd ses cheveux. Mais à l'échelle collective, quand on voit que ce n'est pas une proposition mais la seule voie proposée, on est obligé de s'interroger. Que se passerait-il si toutes les patientes ne cachaient pas les signes des effets secondaires ? Le cancer du sein c'est une femme sur 8 et donc ces femmes on les verrait. On serait obligé de s'y confronter, de le nommer et de le prendre en compte dans l'espace professionnel, intime médical...
C'est ce que vous qualifiez de "banalisation de la maladie" ?
En fait, ce qui revient en fond, c'est qu'on n'écoute pas les femmes. On assiste à la banalisation de la maladie. On enlève le mot de cancer à cancer du sein en disant "ça se guérit bien", ça touche beaucoup de monde, on a plus de personnes diagnostiquées donc plus de femmes qui en guérissent, et heureusement. Mais tous ces effets là font qu'on ne se posent pas la question de pourquoi il y a de plus en plus de cancers du sein. Face à ça, on dit aux patientes "ça va bien se passer", et en même temps on leur demande de devenir les propres expertes de leur maladie et on ne les écoute pas. Dans les diagnostics, il y a ces fausses croyances comme celle qui dit que le cancer du sein ne fait pas mal. C'est un péjugé faux, qui continue d'être dit.
L'OMS a classé des maladies comme le diabète ou le cancer du sein comme des épidémies, non transmissibles, mais la proportion est telle que dans certains endroits, géographiquement où il y a une prévalence dans une certaine population, c'est classé comme une épidémie. Aujourd'hui on sait que pour répondre à une pandémie, il faut une volonté politique, comme on l'a vu pour la Covid.
Or pour le cancer du sein, ce n'est pas le cas, la recherche manque de moyens, la prévention continue d'être axée sur des comportements individuels. Alors que l'élément qui n'est pas nommé c'est l'environnement. Il y a un enchevêtrement de facteurs : la pollution de l'air, les déodorants, les perturbateurs endocriniens. Nos corps sont en permanence exposés à des pollutions. Tout cela devrait alerter et nous faire creuser cette piste de la prévalence du cancer du sein, de l'incidence qui augmente.
Vous êtes sévère avec la campagne annuelle d'Octobre rose. Pourquoi ?
Au départ, c'était Charlotte Haley qui avait pour démarche d'alerter de trouver des financements. Au final, cela a été dévoyé. L'intention je la comprend, une marque de cosmétique comme Estée Lauder se dit qu'il s'agit d'une maladie touchant des femmes, et qu'elle-même étant une marque qui s'adresse aux femmes, elle peut faire quelque chose. Charlotte Haley a refusé car elle a senti "le loup" ! Une entreprise a besoin de faire de l'argent et voilà. Ce qui aurait pu être un argument de marketing est devenu un argument mou. C'est devenu un peu n'importe quoi, comme "la foire" d'Octobre rose.
Le livre commence avec l'annonce de la maladie puis par un épisode traumatisant, celui d'une biopsie imposée.
Il se trouve que Maëlle a vécu des violences tout au long de son parcours et même une agression de la part d'un médecin. Le but est d'ouvrir la parole sur ce sujet. Maëlle a dû faire une biopsie, elle a refusé, quand l'acte a commencé, elle a eu très mal, elle a dit non plusieurs fois, le médecin a continué et l'a blessée, il y avait une flaque de sang sur la table. C'est une agression caractérisée. C'est amplifié par le fait qu'elle est seule, qu'elle a peur, qu'elle est une femme et qu'elle se trouve face à une personne seule avec elle dans une pièce et qui n'a pas l'habitude de voir son autorité remise en question.
L'idée est de réfléchir à cette question du consentement aux actes et aussi de faire un partenariat entre le médecin et la patiente. Car l'objectif est de guérir et ce n'est pas en taisant ces violences qu'on va avancer et faire une meilleure médecine. Il y a vraiment quelque chose de systémique, quand on commence à interroger des femmes, elles vont nous raconter, à différentes échelles, de l'ignorance, de la micro-agression à la maltraitance, à l'agression physique, leurs histoires. C'est en les écoutant qu'on pourra faire avancer ces questions-là.
Avoir un cancer du sein, ça coûte cher, ce qui accroît le risque de précarité, et ce n'est pas tout... C'est votre chapitre "double, triple et quadruple peine".
Il y a une précarité qui s'installe. Un cancer du sein, ça prend jusqu'à 10 ans de la vie d'une personne, entre les premiers examens, les traitements, l'opération, l'hormonothérapie ... Pendant cette période là les femmes sont confrontées à une certaine forme de précarité et à des dépenses supplémentaires. Au travail, il y a des demandes d'aménagement du temps de travail pour les traitements et leurs conséquences, les nausées, une extrême fatigue. Cela entraîne une diminution des revenus, compensée par des indemnités de l'assurance maladie, mais qui ne sont pas à 100%, et qui sont limitées dans le temps.
Et de l'autre côté, il y a une augmentation des dépenses. A la fois, parce qu'on va acheter plus de produits d'hydratation de la peau, des cosmétiques en plus grande quantité, parce que la radiothérapie, ou la chimio assèchent la peau. On a aussi besoin de produits spécifiques, comme les vernis à ongles qui sont indispensables pour les chimiothérapies. Et ça, ce n'est pas remboursé. Par exemple les perruques, il y a un plafond de remboursement. Car on a le droit de ne pas montrer sa maladie, mais si on veut des produits de qualité et pas les premiers prix sur le marché, ça coûte beaucoup plus cher, et ce n'est pas remboursé. Pareil pour les soutien-gorge spécifiques à porter pendant la radiothérapie, ou après l'opération quand on met une prothèse. Donc on a à la fois moins de revenus et des dépenses qui augmentent. A ces dépenses s'ajoutent aussi les soins de support, qui ont démontré leur importance, comme la sophrologie, la réflexologie, osthéopathie ou acupuncture.
Il y a aussi des conséquences sociales et intimes. Tous ces soins, ces charges, il leur faut les caser dans leur planning, et elles ne vont pas diminuer. La question que je ne cesse de poser, c'est "Qui prend soin des femmes ?" Selon des études menées, il y a 6 fois plus de femmes qui sont quittées par leur conjoint que d'hommes pendant la maladie.
C'est pour ça qu'on parle de double, triple, quadruple peine. Jusqu'à quel niveau sont-elles précarisées ? Ces femmes ne trouvent pas de soutien si ce n'est d'autres femmes lorsqu'elles sont frappées par la maladie.
La société culpabilise les femmes qui sont frappées par un cancer du sein, comme si c'était de leur faute ?
Le discours autour du cancer du sein est individualiste. Je parle du parcours de la combattante dans ce livre pour se faire entendre, se faire reconnaitre. Il y a une extrapolation de cette combativité, c'est le discours dominant selon lequel les femmes doivent se battre. En fait, le traitement fonctionne ou ne fonctionne pas. Elles ont le droit d'être fatiguées. Ce discours-là s'il se veut aussi porteur, admiratif, il fait retomber sur les épaules des patientes des attentes de la société, des causes qui n'ont rien à voir avec elles, des échecs thérapeuthiques par exemple mais aussi le fait de s'être faite diagnostiquer trop tard, alors que lorsqu'elles le font, elles ne sont pas toujours forcément entendues, comme on l'a vu avec le cas de Maëlle. Elle-même le dit "Coupable, toujours coupable".
Si on va chez le médecin et qu'il n'y a rien de visible, c'est de notre faute. Si on y va trop tard, c'est de notre faute aussi. Il y a beaucoup de témoignages terribles. Encore récemment, une femme me raconte qu'un médecin lui a dit que la guérision, c'était 50% la thérapie, 50% le mental... En fait, non ! C'est un discours individualiste et culpabilisant qui sépare les femmes. Une sorte de culpabilisation en boucle qui empêche de rassembler les femmes. Cela empêche aussi les autres personnes de l'entourage non malades de prendre leur rôle. Comme si c'était à elles de se battre et aux autres de les applaudir !