Fil d'Ariane
Céline Levain donne à voir ce qu'on ne voit pas, celles qu'on ne voit pas, ces femmes qui sont "à l'ombre", dans une cellule de prison. Tout en capturant leur portrait, la photographe a proposé à des femmes détenues de mettre en image des paysages de leur choix, réels ou imaginaires, des paysages intérieurs qui parlent d'elles.
Dans son ouvrage "Captives", la photographe Céline Levain montre les portraits de 17 femmes détenues en prison. (Editions La Crête)
Audrey, Stoyanka, Agnès, Jen... Dans Captives, chaque portrait reste anonyme. Seuls les prénoms – ou nom d'emprunt – sont inscrits au dos de la couverture du livre, en nuage, sans que l'on sache à quels visages ils correspondent. On ne saura rien non plus de ce qui les a amenées derrière les barreaux.
Dix-sept portraits de femmes. Certaines regardent droit dans l'objectif, d'autres gardent les yeux fermés, ou se cachent le visage de leurs mains. "La baisse d'estime de soi lorsqu'on rentre en détention fait que certaines ont du mal à voir leurs visages. Certaines vont vouloir uniquement en montrer une partie ou faire une photo floue, voire de dos. Au final, une photo floue ou un visage partiellement caché peut en raconter plus sur vous-même qu'une photo d'identité", explique Céline Levain.
Née en Charente, Céline Levain travaille comme photographe de presse pour plusieurs journaux locaux et nationaux. Elle a fondé en 2020 le collectif de photographes Mirage. Son travail personnel se construit autour de portraits qu’elle augmente de détails ou de paysages. En 2024, sa série Captives est publiée aux éditions Sur la crête. Les photographies sont accompagnées de textes de Pauline Delabroy-Allard.
Au 1er février 2024, 2 380 femmes sont incarcérées dans les prisons françaises. Elles représentent ainsi 3,4 % des 76 258 détenus. Il n'existe que très peu de structures entièrement réservées aux femmes condamnées, qui sont en général détenues dans des quartiers pour femmes au sein de prisons majoritairement réservés aux hommes. "Elles sont les laissées-pour-compte. En cuisine, ce sont les hommes qui sont aux manettes, du coup ils sont servis en premier et les plats arrivent froids chez les femmes", cite en exemple Céline Levain.
Depuis six ans, la photographe participe à des ateliers de photo en prison, dans les quartiers pour femmes de la maison d’arrêt d’Angoulême et au centre pénitentiaire de Vivonne. L'occasion d'entrouvrir les portes d'un territoire clos, et d'aller à la rencontre des prisonnières inscrites dans ces ateliers, volontaires pour travailler sur l'image, leur image.
Des prénoms, ou noms d'emprunt, de femmes détenues, dont on ne saura rien de plus.
"L'idée dans ces ateliers, c'est qu'elles font des photos d'elles mêmes aussi entre elles. Elles produisent ainsi une série d'images que je vais imprimer pour qu'elles puissent les envoyer à leur famille, à leurs amis. Elles utilisent l'autoportrait, comme une trace qu'elles vont envoyer à leurs amis, leur famille, pour montrer que bon, malgré la prison, les tensions, elles veulent contrôler leur image et montrer une image positive d'elles", explique la photographe.
Au fil des années, un lien de confiance s'installe entre la photographe et les femmes qui participent aux ateliers de photos, et qui acceptent de poser pour un portrait.
A relire Disparition de la photographe June Newton, portraitiste sincère
Certaines regardent droit vers l'objectif, d'autres se couvrent le visage de leurs mains.
Forcément, il y a un décalage entre l'image qu'on pouvait avoir avant d'entrer en détention et ensuite. C'est pour ça que je voulais travailler sur le portrait dans ces ateliers. Parce que justement, c'était un moyen pour ces femmes-là de se réapproprier leur image.Céline Levain, photographe
Parfois, les détenues se mettent en scène elles-mêmes. L'une a choisi de poser avec un chapelet sur le front.
Comment définir ces femmes, qu'ont-elles en commun ? A chaque rencontre, Céline Levain se pose la question. "Elles arrivent, elles franchissent la porte, et je me demande qui sont ces femmes ? Je me retrouve confrontée à mes propres biais de représentation, c'est-à-dire que je ne m'attendais pas à ce qu'elles ressemblent à ça. Je me disais mais ça ressemble à quoi, des femmes en prison ?"
Le point commun qu'ont la plupart de ces femmes, c'est qu'elles ont vécu des violences familiales. Céline Levain
"Dans les conversations qu'on a pu avoir au fil des années, et dans les recherches que j'ai pu faire sur ce sujet, le point commun qu'ont la plupart de ces femmes, c'est qu'elles ont vécu des violences familiales", nous précise-t-elle.
Mais aussi, au-delà des douleurs du passé qui lient ces détenues, la photographe tient à apporter son regard de femme tout en remettant en question un environnement emprunt de stéréotypes : "J'avais envie d'enrichir la représentation du féminin. Prendre en photo ces femmes permettait de montrer leur diversité. Quand j'ai commencé, il n'y avait que 10% de photojournalistes femmes. Donc la représentation des femmes, elle a été faite par les hommes. J'ai conscience qu'il est important de questionner moi-même mes biais de représentation, parce que ce n'est pas parce que je suis une femme que je n'ai pas de biais quand je représente les personnes que je photographie".
La photographe Céline Levain va capturer les paysages décrits par les détenues, des paysages dont elles sont privées en prison.
L'originalité du travail de Céline Levain est aussi de nous faire découvrir qui sont ces détenues à travers les photos de paysages qu'elles choisissent, un moyen aussi - qui sait -de les faire sortir, du moins sur papier glacé, de l'enfermement carcéral.
Elles me décrivaient des paysages, soit de leur enfance, soit des projections d'endroits où elles voudraient aller, soit, pour certaines, ce qu'on pourrait appeler des paysages intérieurs. Céline Levain
"Dans mon travail de portraitiste, j'aime bien augmenter mes portraits avec des détails ou des paysages qui me permettent de situer mes personnages, confie-t-elle. En prison, je me retrouvais limitée à des paysages qui étaient des portes fermées, des serrures. On peut même pas voir l'horizon. On a des velux, mais avec des grilles dessus".
Pour "échapper" à cette contrainte, Céline Levain va alors capturer des paysages en fonction des témoignages des détenues. "Elles me décrivaient des paysages, soit de leur enfance, soit des projections d'endroits où elles voudraient aller, soit, pour certaines, ce qu'on pourrait appeler des paysages intérieurs. Et donc je suis allée capturer ces images à l'extérieur des murs de la prison, en fonction de chaque femme". Un massif de fleurs rouges sombres, des sommets immaculés de neige...
"Il peut parfois s'agir d'un paysage intérieur qui parle d'elle", explique Céline Levain.
Pour Céline Levain, "la photographie de portrait, ce n'est pas un résumé de quelqu'un. C'est un moment d'authenticité qu'on cherche. Au final, il y a toujours deux personnes. Il y a le photographe et la personne qu'on photographie. C'est-à-dire qu'on emmène la personne qu'on photographie dans notre univers et on essaie de trouver quelque chose d'authentique à ce moment-là".
Lire aussi dans Terriennes :
Janine Niépce, la photographe de l'émancipation des femmes au travail
Lee Miller, photographe de la Seconde guerre mondiale, incarnée à l'écran
L'espace vital des femmes vu par les photographes iraniennes
"Les femmes s'exposent" à Houlgate : mettre les femmes photographes au premier plan