Célibattantes ou catherinettes? Les femmes à la conquête du célibat

En recul depuis 30 ans, l’âge de l’engagement et du premier enfant libère chez la femme une nouvelle tranche de vie. Une fenêtre où s’éclaire un nouveau profil, entre émancipation et stigmatisation sociale.
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Pippa Middleton
L'hyperactive Pippa Middleton, soeur de Kate, la duchesse de Cambridge, épouse du prince William. Elle fut consacrée par le magazine Taitler comme "la célibataire la plus attirante". Elle posait devant les médias en octobre 2012 pour la promotion de son livre : "Celebrate: A Year of British festivities for families and friends"
AP Photo/Kirsty Wigglesworth
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Elles s’appellent Bridget Jones, Amy Townsend (le film Crazy Amy), Carrie Bradshaw (la série Sex and the City). Elles se couchent rarement sobres et se lèvent rarement fières. Elles préfèrent plonger leur cuiller dans une crème glacée plutôt que dans un pot de bébé, et leur budget layettes passe en chaussures de luxe. Ces héroïnes tragi-comiques, publicitaires ou journalistes, londoniennes ou new-yorkaises, incarnent à l’écran le prototype d’un nouveau genre: la fille célibataire.

La réalité est rarement celle des sitcoms, quoiqu’on les scrute désormais comme les indicateurs privilégiés de nos mœurs contemporaines. Derrière cette brochette d’avatars hystériques et caricaturaux, les chiffres parlent. Fin 2014, il y avait en Suisse, d’après l’Office fédéral de la statistique, 43,6% de célibataires contre 43,1% de personnes mariées, tous genres confondus. En France, elles étaient 58,1% à porter une alliance en 1983, mais seulement 43,4% en 2013. Aux Etats-Unis, depuis 2009, pour la première fois de leur histoire, les femmes mariées sont moins nombreuses que les femmes séparées, divorcées, veuves ou jamais mariées.

Bêtes de foire des magazines féminins, bêtes noires des repas de famille, ce sont les «célibattantes» des uns et les «catherinettes» des autres. C’est par exemple Pippa Middleton, 32 ans, hyperactive (elle participe à la prochaine édition de la Patrouille des Glaciers) et célibataire assumée. Des filles qui mènent une vie sociale épanouie, sont majoritairement urbaines et professionnellement actives. Elles sont mères de famille ou nullipares, même si statistiquement, plus une femme est diplômée et plus son taux de fécondité baisse.

Dans un article du New York Magazine, Rebecca Traister estime que «la femme adulte indépendante est désormais considérée comme une norme, pas une aberration. Elle constitue une population entièrement nouvelle de femmes qui ne sont plus économiquement, socialement ou sexuellement assujetties à l’homme qu’elles épousent pour se reproduire ou se définir.»

Combats féministes


Ce statut est loin d’être universellement répandu. Partout où il émerge, il est la conséquence des combats féministes et des acquis sociaux du XX siècle: le droit de vote, l’avortement, les moyens de contraception, le recours au divorce, l’accès au marché de l’emploi et les revendications salariales.

Certes, l’égalité des sexes progresse, mais elle se cogne toujours contre un plafond de verre. En Suisse, 61% des femmes avec enfants travaillent à temps partiel contre seulement 7,6% des pères de famille. Un choix vite fait quand on sait qu’à situation égale, l’écart salarial médian est de 16,5%. On comprend mieux pourquoi les femmes, en accédant aux mêmes droits individuels que les hommes, et donc aux joies, entre autres, de l’indépendance financière et de l’épanouissement professionnel, sont moins pressées de s’engager et d’accéder à la maternité.

Elles n’y renoncent pas pour autant, puisque les taux de natalité sont stables. Pour le sociologue Jean-Claude Kaufmann, auteur de La Femme seule et le Prince Charmant, le célibat n’est pas une catégorie sociale à part mais une séquence de vie. «Seulement, plus l’âge de la maternité recule et plus cette période temporaire prend de l’importance.» C’est dans cette tranche intermédiaire que s’engouffrent les publicitaires et les faiseurs de diktats, encouragés par l’assimilation progressive de la cause des femmes. Maintenant qu’il est relayé par des personnalités glamour et des actions spectaculaires, des FEMEN à Beyoncé, le féminisme devient un argument de vente. Chez L’Oréal, c’est même le profil type de la cible idéale autrefois incarnée par Cindy Crawford (à la fois mère de famille et femme d’affaires) et aujourd’hui par la blogueuse lausannoise Kristina Bazan: «notre consommatrice est une femme moderne, élégante et forte. C’est une femme ambitieuse et déterminée.» Et ce, quel que soit son statut marital, assène-t-on du côté de la marque.

Rester soi-même


Ainsi vantés par les succès hollywoodiens et les archétypes publicitaires, la femme affranchie, qu’elle soit célibataire ou pas, forme un nouveau modèle de liberté dont les prérogatives déteignent sur la vie à deux. «Nos sociétés sont de plus en plus centrées sur l’individu, remarque Jean-Claude Kaufmann. Aujourd’hui, on veut pouvoir être heureux avec l’autre tout en restant soi.» Au sein même du couple, on revendique désormais l’indépendance respective comme facteur de longévité. Sarah de Breuil, auteur du blog «35ans.fr, chroniques d’une célibattante», emportera son autonomie dans la tombe conjugale: «Je fais partie de ces femmes divorcées ou séparées, parfois jeunes mamans, mais qui s’assument sur le plan professionnel, social et financier. Je veux bien retrouver l’amour, mais à certaines conditions.»

D’autres sont prises au piège de leur affranchissement, comme Laetitia, 31 ans, qui vit seule depuis 10 ans. Pour cette avocate genevoise qui espère fonder une famille, le célibat n’est pas un choix: «Plus le temps passe, plus je m’installe dans cette indépendance et plus il devient difficile de laisser entrer quelqu’un dans ma vie.» Elle a beau sortir avec ses amies et fréquenter des sites de rencontres, sa situation socio-professionnelle reste un obstacle, un classique chez les femmes diplômées: «Ou bien mon parcours impressionne les hommes, et alors c’est rédhibitoire, ou bien ils partagent le même niveau d’éducation que moi, et alors ils ne cherchent pas du tout mon profil, mais plutôt celui d’une femme professionnellement peu ambitieuse, qui ne leur fasse pas concurrence et qui soit disponible pour assurer la logistique familiale.»

Image sociale


Elles sont nombreuses à faire les frais de ce discours ambivalent. Dans la pratique, nos sociétés ne sont pas prêtes à accueillir le genre de femmes qu’elles encensent sur écran et papier glacé. Celles qui s’affranchissent de leur rôle de mère et d’épouse sont régulièrement rappelées à l’ordre ou stigmatisées. Dans son dernier ouvrage, Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, la sociologue Mona Chollet déplore un monde où la «réalisation de soi coïncide avec l’image sociale de la masculinité», où ses «dispositions et aspirations suscitent la désapprobation discrète ou véhémente d’un nombre non négligeable de personnes […]» et où son «intellectualité, qui aurait été admise et même valorisée chez un homme, apparaît comme une tare.»

Car libérées ou pas, le couple et la maternité restent une pression sociale dominante pour les femmes. La preuve? Carrie Bradshaw, au grand désespoir de ses fans et au prix d’un terrible navet, enfile finalement la robe blanche. Bridget Jones 3, dont la sortie annoncée en octobre 2016 fait déjà frétiller les fans, serait enfin celui du ventre rond… Quant à Amy Townsend, de Crazy Amy, elle vire sa cuti à la première œillade de son kiné.

Article original publié par Le Temps, le 15 avril 2016