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1919 : des centaines de jeunes Japonaises embarquent pour San Francisco. Elles vont rejoindre des hommes à qui elles se sont mariées par procuration et dont elles ne connaissent rien. Aux États-Unis, la réalité fait voler leurs rêves en éclats. La pièce adaptée du roman de Julie Otsuka Certaines n'avaient jamais vu la mer leur redonne vie au théâtre parisien de l'Essaïon.
Détail de l'affiche du spectacle Certaines n'avaient jamais vu la mer, adapté du roman de Julie Otsuka, au théâtre de l'Essaïon, à Paris.
C'est un épisode historique réel qui a inspiré le récit de l'Américaine d'origine japonaise Julie Otsuka : au début des années 1900, des centaines de jeunes femmes modestes quittent le pays du Soleil levant pour rejoindre des Japonais déjà installés outre-mer. D'eux, elles ne connaissent qu'une photo et espèrent le meilleur. La réalité sera bien loin de leurs rêves. Le chemin de la désillusion vers l'envers du rêve américain tisse la trame de Certaines n'avaient jamais vu la mer, raconté par les femmes elles-même sous la plume de l'autrice.
Pleines d'espoir, les jeunes mariées par procuration embarquent pour le grand saut dans l'inconnu, unies dans un même destin, mais toutes pour des raisons différentes : "Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer... "Certaines", par son inlassable répétition, évoque avec une poésie quasi hypnotique les individualités qui composent le récit de ce destin collectif.
De nouvelles sandales de bois, d’infinis rouleaux de soie indigo, de vivre dans une maison avec une cheminée. Nous rêvions que nous étions grandes et belles. Julie Otsuka
Alternant avec "certaines", "nous" évoque, tout au long du récit, l'ensemble, l'aspect collectif du destin poignant de ces picture brides, promises à des hommes dont elles vont partager le lit et épouser le sort peu enviable. Difficile aussi de ne pas songer, à la répétition de ce "nous", à sa dimension universelle, à toutes les exilées du monde, de tous temps.
De découvertes en confidences, entre inquiétudes face à ce qui les attend et, déjà, regrets de ce qu'elles ont quitté, elles endurent une traversée du Pacifique pénible et inconfortable. "La mer s’élevait, s’abaissait. L’atmosphère humide était suffocante. La nuit nous rêvions de nos maris. De nouvelles sandales de bois, d’infinis rouleaux de soie indigo, de vivre dans une maison avec une cheminée. Nous rêvions que nous étions grandes et belles. Que nous étions de retour dans les rizières que nous voulions si désespérément fuir. Ces rêves de rizières étaient toujours des cauchemars. Nous rêvions aussi de nos sœurs, plus âgées, plus jolies, que nos pères avaient vendues comme geishas pour nourrir le reste de la famille, et nous nous réveillions en suffoquant." écrit Julie Otsuka.
Mais là, tout est encore possible... Jusqu'au jour où le rêve se heurte à la réalité. "Nous voilà en Amérique , nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort."
En novembre 2012, Julie Otsuka est à Paris pour recevoir le prix Femina du roman étranger pour Certaines n'avaient jamais vu la mer.
Ce sont alors les conditions de vie difficiles de cette communauté des migrants japonais qui nous parvient par la voix des femmes. Le racisme, l’exploitation, le quotidien qui tantôt s'organise à la nippone, tantôt se calque sur le mode de vie occidental à la fois si désirable et inhumain. Le titre original du livre, The Buddha in the Attic (Le bouddha au grenier) en dit long sur ce déchirement des vies en exil.
Les comédiennes Sandrine Briard et Béatrice Vincent, complices, sur la scène du théâtre de l'Essaïon, à Paris. Deux valises symbolisent différents espaces : elles se font couchettes sur le bateau, coffres à trésors, autel, lieux des souvenirs enfouis…
Quitter les Etats-Unis et leurs maris, elles en rêvent, mais comment ? Il faut de l'argent pour rentrer la tête haute. Et puis en ont-elles la force à mesure que passe le temps, que les enfants grandissent et prennent racine dans une culture qui n'est pas leur. Et même s'ils les méprisent, parfois, pour ce qu'elles sont, ou ne sont pas, comment les abandonner ?
Qui consolerait leurs enfants ? Qui baignerait leurs anciens ? Julie Otsuka
Alors "en attendant nous resterions en Amérique un peu plus longtemps à travailler pour eux, car sans nous, que feraient-ils ? Qui ramasserait les fraises dans leurs champs ? Qui laverait leurs carottes ? Qui récurerait leurs toilettes ? Qui raccommoderait leurs vêtements ? Qui repasserait leurs chemises ? Qui redonnerait du moelleux à leurs oreillers ? Qui changerait leurs draps ? Qui leur préparerait leur petit déjeuner ? Qui débarrasserait leur table ? Qui consolerait leurs enfants ? Qui baignerait leurs anciens ?"
C’est par les femmes que l'on assiste enfin à la marginalisation, puis la déportation, de la communauté japonaise de l'Ouest américain au début de la Seconde Guerre mondiale. Elles voient partir un voisin, un mari, un fils arrêté pour espionnage...
Et puis elles aussi seront déportées dans les camps où sont internés les Japonais installés sur le sol américain. Cet internement qui a touché la famille de sa mère, Julie Otsuka l'avait raconté dans un précédent roman, Quand l’empereur était un Dieu. Un livre interdit dans une école du Wisconsin, aux Etats-Unis, car jugé "non objectif", et pour cause.
Les comédiennes Sandrine Briard et Béatrice Vincent, complices, sur la scène du théâtre de l'Essaïon, à Paris. Deux valises symbolisent différents espaces : elles se font couchettes sur le bateau, coffres à trésors, autel, lieux des souvenirs enfouis…
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