Fil d'Ariane
Quand l'actrice Merve Dizdar rafle, fin mai 2023, le prix d'interprétation féminine à Cannes, ou lorsque les volleyeuses turques sont sacrées championnes d'Europe quelques mois plus tard, leurs succès font la fierté de la Turquie. Mais aussi la haine des conservateurs.
L'actrice Merve Dizdar et la volleyeuse Ebrar Karakurt.
Début septembre 2023, "Les Sultanes du filet" – surnom des joueuses de l'équipe nationale de volley turque – remportent le premier titre jamais gagné par une équipe nationale.
Pourtant, la télévision d'Etat refuse d'interviewer Ebrar Karakurt, une des cadres de l'équipe qui est aussi l'une des rares sportives turques ouvertement lesbienne. La joueuse aux tempes rasées, déjà visée par le passé par la presse conservatrice, a même été clouée au pilori sur les réseaux sociaux pour avoir défendu les droits des LGBTQI+.
Trois mois plus tôt, devant un parterre de stars et des millions de téléspectateurs, l'actrice turque Merve Dizdar, récompensée pour son rôle dans Les herbes sèches du réalisateur Nuri Bilge Ceylan, dédie son prix à "toutes [s]es soeurs" turques rêvant d'un avenir meilleur.
Mais son discours, prononcé à la veille du second tour de l'élection présidentielle turque, la désigne aussitôt à la vindicte des conservateurs et lui vaut même un avertissement du vice-président du régulateur audiovisuel turc, instance acquise au président Recep Tayyip Erdogan. "Vous allez apprendre à respecter votre pays", lui lance-t-il dans un message sur X en guise de félicitations.
Ces deux succès auraient pu susciter une communion dans un pays en crise. Ils ont finalement alimenté la division et la défiance au sein d'une société profondément clivée, entre conservateurs et religieux d'une part et libéraux et laïcs d'autre part. "La polarisation de la société a atteint une telle ampleur que tout le monde trouve des prétextes pour s'écharper, et l'art et le sport ne font pas exception", explique Ozer Sencar, fondateur et directeur de l'Institut de sondages MetroPOLL.
Les LGBTQI+ se tiennent debout face à des brimades dignes de l'école primaire, ce qui agace plus encore les cercles conservateurs. Yildiz Tar
Pour Dogan Gürpinar, professeur d'Histoire à l'Université technique d'Istanbul, sport et culture pourraient devenir de nouveaux terrains de lutte pour les opposants au président Erdogan, au pouvoir depuis deux décennies et réélu pour cinq ans fin mai. "Les milieux (laïques) se tournent davantage vers la culture et le sport après leur défaite aux élections (en mai)", affirme-t-il.
Mais les conservateurs occupent aussi le terrain. Durant l'Euro-2023 de volley féminin, des internautes ont visé Ebrar Karakurt dans des messages ouvertement homophobes. "Nous ne voulons pas de lesbiennes" ("lezbiyen istemiyoruz"), clamaient ces derniers sur les réseaux sociaux à chacun des matches de la sélection turque.
Des religieux ont prononcé des sermons appelant les fidèles à ne pas soutenir l'équipe, faisant écho aux propos du président Erdogan qui, dans la dernière ligne droite de la campagne pour l'élection présidentielle en mai, avait ciblé presque quotidiennement les LGBTQI+ qu'il qualifie de "pervers".
Le président turc a fini par féliciter les joueuses, exhortant même les Turcs à ne pas transformer "la culture, les arts et les sports... en outils de division". Au même moment, Ebrar Karakurt partageait à ses plus de deux millions d'abonnés sur Instagram et X une photo la montrant bras grands ouverts face à une foule de supporteurs.
"Voici comment j'embrasse tout le monde. Nous gagnerons en nous unissant, pas en nous divisant", écrivait-elle en légende.
L'équipe féminine de volley a fait brièvement fusionner libération des femmes et fierté nationale. Dogan Gürpinar
Pour l'historien Dogan Gürpinar, l'équipe féminine de volley a fait "brièvement fusionner libération des femmes et fierté nationale" et a brisé, chez les conservateurs, la perception selon laquelle les sports étaient conçus pour les hommes. "Cela heurte sérieusement les sentiments des segments conservateurs et patriarcaux", estime aussi Ozer Sencar.
La réponse d'Ebrar Karakurt aux messages de haine montre également à quel point les LGBTQI+ ne se sentent plus intimidés, juge Yildiz Tar, coordinateur du programme de communication de l'association Kaos GL, l'une des principales organisations turques de défense des droits des LGBTQI+. "Ils et elles se tiennent debout face à ces brimades dignes de l'école primaire, estime Yildiz Tar. Ce qui, affirme-t-il, agace plus encore les cercles conservateurs".
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