Fil d'Ariane
Le terme est apparu en 2008 aux Etats-Unis suite à un article de Rebecca Solnit paru sur le site TomDispatch. Il lui est souvent attribué, bien qu’elle ne l’ait pas utilisé.
L’article, Ces hommes qui m’expliquent ma vie, raconte comment lors d’une soirée mondaine où se trouvait l’auteure, un homme a tenté de lui faire un cours magistral sur son propre livre.
Le succès de l’article fut tel qu’en 2014, elle publie un livre, regroupant quelques-uns de ses articles sur le féminisme en général, écrits entre 2008 et 2014. La traduction française de Ces hommes qui m’expliquent la vie (le livre porte le même titre que l’article initial), est sortie cette année en France. Pour l’occasion Rebecca Solnit a fait le tour de quelques librairies parisiennes pour parler de son œuvre et de son combat féministe.
L’essayiste est une figure emblématique du féminisme américain, mais est aussi engagée dans de nombreuses causes, notamment l’alter mondialisme. Elle a écrit une vingtaine de livres sur des sujets aussi divers que l’art, l’espace et bien-sûr le féminisme. Lors de sa venue à Paris, elle raconte la genèse de ce premier article sur le mansplaining :
« Cela faisait au moins dix ans que je plaisantais avec l’idée de cet article. Un jour une amie me dit “ Tu devrais absolument l’écrire, pour que les jeunes femmes comprennent que le problème ne vient pas d’elles-mêmes mais des hommes. ” Ça a été un déclic. »
L’autrice explique alors qu’elle s’est lancée un matin, et a finalement écrit ce qui est en gestation chez elle depuis si longtemps, en quelques heures.
Le terme de mansplaining fait alors son apparition, et Rebecca Solnit réalise à quel point ce sujet résonne chez de nombreuses femmes : « Ce qui partait d’une anecdote marrante était aussi arrivée à une avocate, à qui un homme avait voulu expliquer la loi, à une femme médecin à qui un homme avait voulu expliquer la médecine, à une astronaute, une scientifique, etc. ... »
Le mansplaining dans le cadre professionnel est un phénomène dénoncé comme oppressif par de nombreuses femmes. Les femmes souffrant déjà d’une inégalité salariale, sont parfois même victimes de discrimination à l’embauche dans certains domaines réputés purement masculins et doivent aussi faire face à la prise de parole intempestive des hommes.
« La parole est une affaire de pouvoir. Qui a le pouvoir de la prendre, d’être entendu ? »Marie Dasylva, coach en stratégies
Marie Dasylva, coach en stratégie pour femmes racisées a créé son agence Nkali Works pour aider les femmes en situation de harcèlement sexiste ou raciste en entreprise. Selon elle, le mansplaining (et son pendant raciste, le whitesplaining) est une technique de domination et d’infériorisation. « La parole est une affaire de pouvoir. Qui a le pouvoir de la prendre, d’être entendu ? Qui a ce privilège ? » développe-t-elle.
L’exemple de la réunion de service, en entreprise est parfait pour expliquer cela, pour la coach en stratégie : « La réunion a une fonction de représentation. On s’y met en scène, c’est un théâtre social, avec des rôles bien définis. Les participants occupent les places qu’ils sont censés occuper dans la société. En tant que femme, et en ce qui me concerne en tant que femme noire, moi, je suis censée être au fond. Le mansplaining est donc une manière d’asseoir son pouvoir dans cette représentation, c’est la technique de domination par essence. »
Cette domination par la parole masculine pose la question de la crédibilité de la femme. Chiara Condi, jeune entrepreneuse a créé le réseau « Led by Her » pour former les femmes de tout âge (de 25 à 60 ans), ayant subi des violences à se lancer dans l’entreprenariat, en passant par des ateliers de confiance en soi. Elle explique : « En tant que femme, pour moi, le plus difficile, c’est d’avoir de la crédibilité. La parole d’un homme sera toujours prise au sérieux, tout de suite. Pour une femme, on va se poser des questions. Elle va devoir se défendre. C’est une double tâche pour elle. Elle doit tout le temps prouver qu’elle est capable, prouver qu’elle a raison d’être là, prouver que ce qu’elle dit a de la valeur. Un homme peut simplement être lui-même, et être apprécié pour ce qu’il est, et ce qu’il dit. »
Ce manque de crédibilité de la parole des femmes a été un choc pour l’essayiste Rebecca Solnit. Elle a pu faire le lien entre un phénomène qui peut paraître anodin comme le mansplaining et les violences faites aux femmes, voire la culture du viol. Elle analyse la situation : « La ligne entre ce qui est drôle et ce qui est dramatique est très fine, en réalité. La culture du viol existe dans un monde où les voix des femmes ne sont pas entendues. La crédibilité est en fait une question de survie pour les femmes. Ça m’a soudainement terrifiée et bouleversée. J’ai pensé « Et si cette personne essayait de me tuer ? Si je dénonçais un comportement dangereux, que se passerait il ? » C’est vraiment une question politique pour les femmes. »
« La survie des femmes dépend de leur crédibilité. » Rebecca Solnit, essayiste féministe
Dans un chapitre de son livre intitulé Cassandre chez les pervers, elle revient sur les femmes qui dénoncent les violences, viols, et qu’on ne croit pas. L’exemple d’Anita Hill, première femme, afro-américaine de surcroit, à avoir porté plainte pour harcèlement sexuel sur lieu de travail, contre le juge Clarence Thomas, en 1991. Rebecca Solnit raconte : « Personne n’en avait vraiment parlé avant. On lui a alors dit qu’elle avait tout imaginé ou qu’elle avait en réalité envie des choses qu'elle dénonçait. On a dit d’elle qu’elle devait être “un peu coquine et un peu salope”. On est en plein dans le mythe de Cassandre. Ce que dit une femme n’a pas de valeur. Elle ne peut pas faire un bon témoin, même de sa propre vie. Même quand des choses horribles lui arrivent. On crée une fiction autour des femmes. Elles sont folles, elles mentent, elles imaginent des choses. Et les hommes peuvent faire ce qu’ils veulent. La survie des femmes dépend de leur crédibilité. »
Chiara Condi travaille avec des femmes ayant subi des violences, elle est convaincue également que mansplaining et violence ne sont qu’un seul et même phénomène. « Le mansplaining est une forme d’inégalité. Les violences faites aux femmes, c’est l’inégalité poussée à l'extrême. Quand on est violent envers quelqu’un c’est qu’on ne la/le voit pas comme égal. Ça vient d’une structure sociétale qui nous pousse à penser de cette façon. La violence n’est pas que physique. Elle commence avec l’inégalité, salariale notamment, ou au niveau des opportunités professionnelles ou du harcèlement. »
Pour Marie Dasylva, cela va même plus loin. « Les personnes les plus interrompues, à qui on refuse la parole, à qui on va expliquer le plus la vie, ce sont les femmes. Si on relie le mansplaining à la culture du viol, il faut regarder comment s’organise la parole autour du viol. »
La coach en stratégie en a assez de ne voir que des hommes parler des sujets liés aux femmes, comme lors du mouvement #MeToo. « Il y avait parfois des plateaux télé uniquement composés d’hommes, pour parler de ce mouvement de prise de parole des femmes. C’est une blague. "Me too" concerne les femmes. Comment est-ce possible ? Quatre bonhommes autour d’une table, quatre hommes blancs évidemment, qui en parlent et en débattent ? Sous le sceau de l’objectivité, bien-sûr. Dans la confiscation de la parole, que ce soit le mansplaining ou le whitesplaining, tu es un éternel sujet, et on ne te fait absolument pas confiance, sur le fait que tu puisses transformer ton expérience en savoir. Quand tu es une femme et que tu veux parler des femmes, il y aura toujours un homme pour te dire que tu n’es pas objective. Lui, il peut parler de toi, mais toi non. On constate exactement le même procédé dans les luttes anti racistes. Les personnes vivant le racisme ne peuvent pas en parler, c’est aux hommes blancs d’en parler. C’est une technique pour nous remettre à notre supposée place. La confiscation de parole c’est un enjeu de pouvoir. »
Rebecca Solnit fait également le rapprochement avec le mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis. « C’est le même processus. La parole des Noirs Américains lors de violences policières n’avait pas de valeur. Avec les vidéos quasi systématiques de ces actes, l’opinion publique commence à prendre conscience qu’ils ne mentaient pas. Ici aussi, la crédibilité est indispensable à la survie. Cette crédibilité doit être vue comme une ressource naturelle, qui doit être redistribuée. On ne l’enlève pas des mains des hommes blancs, mais on veut en donner plus aux autres de manière égalitaire pour raconter leurs histoires. »
Reprendre la parole, s’accaparer le pouvoir, c’est la base des stratégies proposées par Marie Dasylva auprès de ses clientes ou lors d’ateliers collectifs qu’elle organise.
Tous les jeudis, sur son compte Twitter, elle raconte les expériences de ses clientes et les solutions qu’elle leur apporte, sous le hashtag #JeudiSurvieAuTaff. Humour piquant, gifs en tout genre, elle met à rude épreuve ses followers quand elle décide de faire une pause en plein récit.
#JeudiSurvieAuTaf is happening Bitches . Aujourd'hui on parle de la technique du " Murmure glaçant " , où chaque mot prononcé a la charge d'une balle . C'est une technique pointue à ne pas reproduire chez vous et sans moi .
— TiBonbon (@napilicaio) 15 mars 2018
Pour lutter contre le mansplaining dans le cadre professionnel, elle nous donne ses conseils : « Ça demande énormément d’énergie pour se sortir de ces situations. Mais il existe plusieurs techniques. Si vous êtes la seule femme dans une équipe masculine, et qu’on vous coupe la parole, ou on vous explique la vie, il faut utiliser une autre stratégie. On peut par exemple dire “ Ça fait trois fois que tu me coupes la parole / que tu parles à ma place, tu n’as plus envie que je m’exprime ? ” avec le sourire bien-sûr. Toujours avec le sourire. On doit toujours masquer la charge de son propos pour ne pas être considérée comme agressive. “ Tu n’as pas envie d’entendre ma voix ?” ou “Comme je le disais tout à l’heure avant d’être interrompue par Jean-Mi”, ou bien “J’aimerais finir ce que j’ai commencé à dire”. Ces petites phrases ont pour but de rendre visible l’invisible.
Il y a aussi une autre technique, que les collaboratrices de Barack Obama ont mis en place, qu’on appelle “l’amplification”. Admettons que vous êtes trois femmes en réunion, et que l’une est victime de mansplaining. Les deux autres auront pour rôle d’amplifier sa parole, en reprenant ses propos, par exemple “Comme le disait Marie… ”. Elles rendent la parole à celle qui en a été privée. Il faut que toutes ces femmes soient alliées. Cette technique repose sur une solidarité. »
Comme le rappelle Rebecca Solnit, « Le féminisme est un mouvement très large qui prend en compte de nombreuses situations, et mériterait une nouvelle devise Liberté, Égalité, Sororité »
Et si on s'y mettait ?
À retrouver dans Terriennes :
Mansplaining : quand un homme explique à une femme ce qu’elle sait déjà
Nkali Works, des ateliers destinés aux femmes pour lutter contre le sexisme et le racisme
#ellessimposent : Chiara Condi, transformer les femmes victimes de violences en entrepreneures
Start up, économie numérique, nouvelles technologies : genre féminin invisible ?