Fil d'Ariane
La chanteuse Cesária Évora n'a pas eu la vie facile avant d'atteindre des sommets de célébrité dans le monde entier, alors qu'elle avait déjà la cinquantaine. Un documentaire signé Ana Sofia Fonseca raconte son chemin des bars du Cap-Vert aux Grammy Awards, un chemin jalonné de luttes contre ses démons intérieurs.
Si Cesária Évora était surnommée la "diva aux pieds nus", ce n'est pas seulement pour des raisons marketing. Née au Cap-Vert à l'époque coloniale, elle appartenait à la frange la plus défavorisée et marginalisée de la société. Comme la majorité de la population noire et pauvre, elle marchait pieds nus. "Puisqu'elle n'avait pas de chaussures, elle n'avait pas accès aux beaux quartiers ni même à la place principale de la ville. Un vécu comme celui-là façonne une personnalité," explique Ana Sofia Fonseca, autrice du docu-portrait Cesária Évora, la diva aux pieds nus.
Cesaria Evora en concert à Tel Aviv, en Israël, le 19 novembre 2009. Toujours pieds nus...
Cesária Évora avait une voix poignante d'authenticité, une voix profonde venue du coeur, des tripes et du pays. Une voix nourrie par tout ce qu'elle avait vécu. "Cela, ça ne se fabrique pas dans un studio," dit Ana Sofia Fonseca.
Cette voix raconte la douleur et la joie, la vie au Cap-Vert et l'émigration. Cesária Évora a conquis le monde entier en chantant l'un des épisodes les plus cruels de l'histoire du Cap-Vert : Sodade raconte les Capverdiens engagés pour travailler dans les plantations de São Tomé-et-Príncipe, sans billet de retour, de l'esclavage en plein XXe siècle.
Cesária Évora avait déjà 50 ans quand le succès lui est venu, en 1991. Jusqu'alors, les producteurs se contentaient de trouver sa voix extraordinaire, mais quand ils voyaient sa photo, ils reculaient. "J'avais envie de comprendre comment était passée de l'indigence à la célébrité une femme noire, pauvre, sans cette beauté promue par les magazines", explique la réalisatrice Ana Sofia Fonseca.
Comme un puzzle, les aléas de l'existence de Cesária Évora s'emboîtent dans le documentaire en un portrait de femme qui, plus que tout autre chose, voulait rester libre. A travers des vidéos d’archives inédites, Ana Sofia Fonseca campe les difficultés d'exister pour une femme noire, une mère seule, dans une société marquée par les inégalités de race et de genre. Les différents formats des enregistrements, films et photographies, Super 8, U-Matic, Betacam, Hi8 et Mini DV, se succèdent, comme autant de témoins de la longévité de Cesária Évora.
Cesária Évora est née au Cap-Vert en 1941, un archipel au large des côtes africaines qui se trouvait alors sous administration coloniale portugaise. Des îles qui l'ont vu naître et qu'elle a fait découvrir au monde à travers sa musique. "Elle était la reine – elle est la reine – du Cap-Vert. Elle est celle qui a mis le Cap-Vert sur la carte du monde. Elle a apporté une immense fierté aux Capverdiens," insiste Ana Sofia Fonseca.
Elle a parcouru le monde sans jamais vraiment quitter São Vicente. Ana Sofia Fonseca
Le film montre aussi des images du Cap-Vert aujourd’hui, plus particulièrement, de l'île de São Vicente, et plus encore la ville de Mindelo, révélant la poésie de la mer, de la terre et de l’air qui ont façonné la femme et l’artiste. "On ne parle pas seulement du sol sur lequel elle a marché mais de l'air qu'elle a respiré. Elle est cette mer bleue, ces montagnes arides, ce vent. On retrouve Mindelo dans sa personnalité, sa manière d'être, son humour, explique Ana Sofia Fonseca. Être avec les Capverdiens, parler le créole, manger les plats typiques de son pays comptaient vraiment pour elle. Elle a parcouru le monde sans jamais vraiment quitter São Vicente."
Les archives du film sont surtout des enregistrements originaux de chansons, des vidéos et des photos prises par des proches, et des entretiens avec les amis et la famille de la chanteuse. "Un jour, un musicien m'a apporté un sac en plastique contenant plus de dix films. Il ne les avait jamais vus auparavant et m'a dit : 'C'est pour toi, mais fais attention, je ne sais pas ce qu'ils contiennent', se souvient Ana Sofia Fonseca.
Plus tard, "le manager de Cesária m'a dit qu'il possédait à l'époque une caméra, mais il ne savait pas ce qu'il avait fait des images. Plus d'un an après, il a retrouvé un sac en plastique avec des bandes. Nous étions en pleine pandémie et j'ai dû attendre un vol Mindelo-Lisbonne pour les découvrir. Mais cela valait la peine d'attendre, car les vidéos étaient incroyables."
Le chant était sa vie. Ana Sofia Fonseca
Tous ceux que la réalisatrice a sollicités connaissent la femme au-delà de la légende, engagée et généreuse. Avec eux, elle parle ouvertement, avec ses mots simples, d'une voix rauque aux accents traînants parfois entrecoupés d'un rire las. Une voix qui respire la mélancolie, la nostalgie et l'espérance – en un mot, la sodade, ce sentiment dont la face sombre prend le dessus, parfois.
Cesária Évora a ainsi traversé des années de dépression et d'alcoolisme, de longs passages à vide, de longues années de lutte contre ses démons intérieurs. A chaque fois, c'est la musique qui l'a ramenée à la vie. "Le chant était sa vie," résume Ana Sofia Fonseca.
Cesaria Evora lors d'une interview à son domicile de Mindelo, sur l'île cap-verdienne de Sao Vicente, le 7 septembre 2000.
Cesária Évora, la diva aux pieds nus révèle une personnalité complexe, forte et mélancolique, dont la force féministe tient au besoin d’être libre qui l'a toujours habité, par-delà la misère ou les succès. Et pourtant, elle savait à peine écrire, et des expressions comme "l'émancipation des femmes" ou "l'égalité des sexes" lui étaient étrangères. "Elle vivait ces combats au quotidien. Elle ne faisait pas de discours, elle agissait. C'était à travers sa manière de vivre qu'elle défendait les droits des femmes," explique la réalisatrice.
Son attachement à la liberté fait aussi de Cesária Évora une icône africaine révolutionnaire. La première, elle a brillé dans le monde de l'industrie musicale mondiale où rares sont les artistes africains. Et à plus forte raison les femmes noires, pauvres et âgées dans un univers obsédé par la beauté et la jeunesse.
J'ai vu la tristesse dans les yeux d'un peuple orphelin. Ana Sofia Fonseca
"Trois jours après ses funérailles, en 2011, je me tenais devant ma maison sur l'île de São Vicente, qui se trouve à deux pas de la demeure de Cesária. J'ai vu la tristesse dans les yeux d'un peuple orphelin," témoigne Ana Sofia Fonseca. Une douleur qui a semé dans l'esprit de la jeune réalisatrice la graine d'un film en devenir.
Cesária Évora met fin à sa carrière à l'âge de 70 ans en raison de problèmes de santé. Deux mois plus tard, elle s'éteint au Cap-Vert, le 17 décembre 2011.