Fil d'Ariane
Le jour touche à sa fin dans la petite ville balnéaire du Portugal où les Pussy Riot nous accueillent à leur hôtel. Elles font halte entre deux rendez-vous sur leur tournée européenne contre le régime de Vladimir Poutine et en soutien à l’Ukraine.
Comme c’est étrange de voir les militantes russes dans ce décor, si loin de la Russie, encore enneigée quand elles l’ont quittée, une par une, au printemps 2022…
Maria Alekhina a toujours son air déterminé et solide. C’est une opposante tenace à Vladimir Poutine. Elle faisait partie du trio jugé il y a dix ans pour avoir chanté la "prière punk" dans la plus grande église de Moscou. Condamnée à deux ans de camp, Maria affichait un sourire amusé lors de l’audience des Pussy Riot. Pendant sa détention, elle s’est battue pour les droits des femmes en prison, et a même gagné un procès contre la colonie pénitentiaire.
En octobre 2017, elle était l'invitée du 64' de TV5MONDE :
Après sa libération, Maria Alekhina ne s'est jamais arrêtée : incarcérée à plusieurs reprises, assignée à résidence pour une affaire pénale, elle a fini par briser son bracelet électronique quand la guerre a commencé. Au lieu de purger une énième peine en prison, elle a choisi de fuir pour retrouver ses consœurs en tournée.
Cet été-là, au Portugal, nous sommes rejoints par les autres membres du groupe. Diana Burkot, la compositrice, a participé à la "prière" anti-Poutine en 2012, mais n’a pas été arrêtée, du moins pas à l’époque. Olga Borisova a mené plusieurs actions, notamment en Crimée annexée par la Russie, un terrain réputé comme étant particulièrement périlleux pour les militants anti-régime. Lucy Shtein est députée municipale de Moscou, partie de Russie peu de temps avant Maria Alekhina, sa compagne.
Terriennes : Hier, avant votre concert-performance à Lisbonne, une jeune femme portugaise dans le public nous racontait qu’elle avait appris en cours d’histoire qui étaient les Pussy Riot…
Maria Alekhina : (sourire) Ca fait chaud au cœur… C’est une drôle de chose quand même, que j’aimerais bien un jour coucher sur le papier. Il suffit de franchir 2 000 kilomètres environ (entre la Russie et l’Europe, ndlr), pour atterrir dans un monde complètement différent, où tout est clair, logique. On y explique aux élèves que les Pussy Riot sont des féministes russes, qui ont fait telle et telle chose…
Puis, de retour en Russie, une fois cette frontière merveilleuse traversée dans l’autre sens, c’est le camarade Major (Major de police, ndlr) qui m’accueille les bras ouverts ! En Russie, les personnes avec qui je communique en premier et le plus souvent sont des mecs avec des épaulettes… Là-bas, c’est notre public principal.
Diana, après la fameuse "prière punk", vous n’avez pas été arrêtée avec les autres membres du collectif ?
Diana Burkot : Deux ou trois jours après l’action, nous avons appris qu’une affaire pénale allait être ouverte. Katya (Ekaterina Samoutsevitch, ndlr), Nadya (Nadejda Tolokonnikova, ndlr) et Macha (Maria Alekhina, ndlr) étaient toutes cachées au même endroit. Elles ont été arrêtées ensemble et ont comparu devant le tribunal ensemble. J’étais pour ma part cachée ailleurs et à l’époque ils ne m’ont pas attrapée.
J’ai vécu cachée pendant longtemps… J’étais donc un membre anonyme du collectif jusqu’en 2020. Je n’ai pu avouer ma participation à l’action de l'église du Christ-Sauveur qu’il y a deux ans, une fois le délai de prescription écoulé. Après 2012 (l’année de la "prière punk", ndlr) j’ai développé un délire de persécution, une paranoïa. C’était terrifiant, horrible. J’ai dû soigner ma santé mentale pendant un an et demi, si ce n’est pas deux ans…
Comment décririez-vous la situation en Russie aujourd’hui ?
Maria Alekhina : C’est une vraie dictature avec une censure militaire, et une propagande qui ressemble beaucoup à celle qui du troisième Reich. Mais la Russie n’est pas le troisième Reich, car elle est chaotique et corrompue. Beaucoup de choses y dépendent de l’humeur de certaines personnes… Tous les jours, on apprend qu’il y a eu une fouille, un nouveau procès ou une arrestation. Et ce ne sont pas uniquement les militants qui sont concernés, loin de là.
Olga Borisova : Il est important de rappeler qu’aujourd’hui, en Russie, n’importe qui peut être arrêté dans le métro. La police demande de montrer le contenu des téléphone, d’ouvrir Telegram (une application très utilisée en Russie, ndlr). Et même si, du point de vue légal, ils n’ont pas droit de le faire, ils le font. Et si tu oses demander les raisons de cette persécution, tu risques d’avoir des problèmes encore plus gros…
Diana Burkot : Juste avant de quitter la Russie, j’ai voulu mener une action avec d’autres militants, mais c’était très compliqué à mettre en place parce que tout le monde avait peur. La répression actuelle est sans précédent. Aucun de nous n’a jamais éprouvé un tel sentiment de danger.
Cette nouvelle vague de répression, consécutive à la guerre, vous a-t-elle touchées directement ?
Lucy Shtein : J’ai quitté la Russie à cause d’une affaire pénale que nous avons en commun avec Macha (Lucy Shtein et Maria Alekhina avaient été inculpées pour avoir manifesté en soutien de l’opposant Alexeï Navalny en 2021, ndlr). Et là, je viens d’apprendre qu’une enquête préliminaire est en cours en vue d'une autre affaire pénale, cette fois-ci concernant la diffusion de fake news sur l’armée russe (une nouvelle loi promulguée par Vladimir Poutine le 4 mars 2022 réprime sévèrement les "fausses informations" sur l'armée, ndlr). C’est un délit passible de jusqu’à 15 ans de prison. A cause d’un de mes tweets, probablement.
Je pense que les poursuites vont se confirmer : ils veulent s’assurer que je ne reviendrai plus jamais en Russie (peu de temps après, des poursuites pénales ont été engagées contre Lucy Shtein lors d’une campagne de répression des élus municipaux, ndlr).
La répression en Russie s’est-elle durcie subitement ?
Diana Burkot : Elle s’intensifiait lentement au fil des années, en douce… Il y a deux ans, à la suite d’une action en soutien des personnes LGBTQIA+, le jour de l’anniversaire de Poutine (le 7 octobre 2020, ndlr), presque tous les participants ont été arrêtés, dont moi-même.
On m’a emmenée dans les locaux de la police depuis chez moi. Ma voisine m’avait avertie que deux voitures attendaient en bas de mon immeuble. Je ne sortais plus de mon appartement. Ils m’ont appelée au téléphone, ils ont frappé à ma porte, trois à quatre fois par jour. C’était effrayant parce que ma porte est toute fine, j’avais peur qu’ils ne l’enfoncent. Ils ont essayé par tous moyens de me faire sortir de chez moi : gentiment, méchamment aussi. Leur chef m’a écrit sur Instagram… J’ai fini par craquer : j’étais vraiment épuisée par toute cette attente. J’ai été la dernière arrêtée. Ils m’ont emmenée, et trois heures plus tard, ils m’ont relâchée… Ce genre de situation engendre beaucoup, beaucoup d’angoisse. Je ne me sentais jamais en sécurité.
J’ai été arrêtée trois fois cette année... Mais personne ne s'étonne plus vraiment, ça fait partie du quotidien.
Lucy Shtein
Lucy Shtein : La répression s’est beaucoup accrue depuis un an (depuis l’été 2021, ndlr). Au cours de cette dernière année, j’ai été arrêtée trois fois, Macha (Maria Alekhina, ndlr) six fois. Mais personne n’était vraiment étonné, alors qu’y a dix ans, c’était un vrai événement d’être incarcéré pour 15 jours. Maintenant, ça fait partie du quotidien. Même pour ma mère, ce n’est plus un choc… Toutes les semaines, quelqu’un de notre groupe d’amis est arrêté. Nous avons même des matelas spéciaux pour la prison.
Maria Alekhina : Et moi, j’apporte mon tapis de yoga !
Le système pénitentiaire actuel est une espèce de post-goulag avec, pour seule différence, l’existence des cigarettes avec filtre et de la lessive en poudre. Une personne n’est pas considérée en tant que personne, mais en tant que partie d’un mécanisme qui doit fonctionner correctement. La prison ne prépare pas les détenus pour leur sortie de prison, mais, bien au contraire, fait tout pour les retenir dans le système. L’expression "privation de liberté" prend tout son sens ! La liberté en tant que responsabilité, la possibilité de faire des choix et d’en assumer les conséquences, tout est fait pour ôter cette liberté à l’individu.
Et les autres institutions font la même chose : elles n’apprennent pas à analyser les événements, à réfléchir de manière critique, à poser des questions. Elles apprennent à apprendre des règles par cœur et à les suivre.
Il suffit de regarder le taux de récidive, qui est supérieur à 70 %. Qu’est-ce que cela signifie ? Que le système ne marche pas ! C’est la même chose à l’armée, si on prend cet exemple. Il y a la dedovshchina (une forme violente de bizutage, ndlr), les suicides, les morts soi-disant accidentelles…
A propos des détenus, parmi les prisonniers politiques anti-guerre aujourd’hui, on voit beaucoup de femmes. Que peut-on dire de la situation des femmes en prison en Russie ?
Maria Alekhina : Vous connaissez certainement la série américaine Orange Is the New Black ? Les prisons pour femmes en Russie sont anti-Orange Is the New Black ! Dans le sens où, dans les prisons pour femmes en Russie, une chose telle que la culture de la protestation n’existe pas. Si on regarde les modes de protestation typiques des détenus, ce sont des traditions sont fondamentalement masculines, telles que la grève de la faim collective ou le fait de se couper collectivement les veines. Tout ça se pratique dans des prisons pour hommes. Pourquoi ? Parce que ce système voyou, criminel, est fondamentalement patriarcal. Et l’État de Poutine est représentatif de cette soi-disant "culture", qui prend racine dans les années 1950, à une époque stalinienne, celle de la terreur…
Comment votre départ de la Russie s’est-il passé ?
Olga Borisova : Une semaine environ après le début de la guerre, j’ai pris des billets pour Tbilissi. Je suis partie parce que la Russie avait déjà commencé à se transformer à ce moment-là… Ils ont commencé par afficher des drapeaux russes partout où il y avait des porte-drapeaux : sur des bus, sur des immeubles. On aurait dit le 9 mai (le jour de la victoire sur l’Allemagne nazie en Russie, ndlr). Apparemment, l’objectif était de favoriser le sentiment patriotique. J’ai réalisé pour ma part que je n’allais pas tenir psychologiquement dans ses conditions. C’était démentiel ! Je n’avais pas fait de projet de départ et je ne pensais pas m’établir en Géorgie. Je me disais que j’allais partir deux ou trois semaines, au maximum, pour voir des amis…
Personne ne voulait vraiment partir vivre à l’étranger… Beaucoup ont été comme poussés hors du pays. Je n'ai plus de chez moi.
Diana Burkot
Diana Burkot : Moi, j’ai quitté la Russie pour Tallinn (capitale de l’Estonie, ndlr). Lölja Nordic, mon amie de la Résistance Féministe Anti-guerre (un mouvement russe contre la guerre en Ukraine, ndlr) m’a rejointe, ainsi qu’une autre activiste. Lölja était partie traverser la frontière directement depuis les locaux de la police. Elle avait été emmenée au poste après une persécution à son domicile.
Nous étions toutes les trois à Talinn, en train de nous demander comment faire, comment continuer. J’ai l’impression que tout le monde veut rentrer chez soi, à la maison. Personne ne voulait vraiment partir vivre à l’étranger … Beaucoup ont été comme poussés hors du pays. Je n’ai plus de chez moi. Nous sommes en tournée, mais à un moment il y aura une relâche, et je vais me rendre dans une résidence d’artistes. Mais dans tous les cas, cela ne pourra être que temporaire. Je ne sais pas quand je pourrai rentrer chez moi, j’ai peur qu’à la frontière, un bouton rouge ne s’allume…
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