Fil d'Ariane
Anne-Flore Marxer n'aime pas la compétition : "Cela ne m’intéresse pas, cela ne me ressemble pas," explique-t-elle de sa voix ferme et claire. Lorsqu'elle commence à se passionner pour le snowboard, d'ailleurs, les filles n'ont pas accès aux compétitions. Un sport jugé "trop dangereux", alors que 40 % des snowboardeuses sont des femmes. "A l'époque, déjà, j'étais celle qui dévale les mêmes pentes que les hommes, qui réussissait les mêmes sauts… Ce sport était moins institutionnalisé que maintenant. J’aimais cette liberté." Son débit rapide et saccadé en témoigne : la Franco-Suisse n'a pas peur de donner du temps et de l'énergie pour ses passions et ses convictions.
Déjà, pourtant, les vidéos sur lesquelles les sportifs sont évalués, restent un terrain très masculin : elles sont faites par des hommes sur les critères de prouesses dictés par les hommes. Mais Anne-Flore Marxer ne l'entend pas de cette oreille. Elle aussi veut participer aux décisions déterminantes pour l’avenir de son sport.
Alors avec une ténacité et un courage qui ne se dément jamais, elle est de tous les grands événements sportifs et revient inlassablement à la charge. A chaque fois, elle réunit toutes les participantes- snowboardeuses et skieuses réunies - pour faire le bilan : qu'est-ce qui laisse à désirer pour les femmes ? Que faire pour améliorer ces lacunes ? Puis elle envoie ses propositions aux organisateurs. Un vrai travail de fond. Sans résultats probants.
Je savais que tant que je gagnais, cela me donnait le droit de parole pour trouver des solutions positives.
Anne-Flore Maxner
Car une fois admise à concourir, les femmes devront encore payer de leur poche leur logement, leur assurance et tout leur matériel, alors que les hommes sont invités, logés, payés... Quant aux primes, elles vont, au mieux, du simple au double.
Quand elle comprend que ses interlocuteurs ne sont pas vraiment à l’écoute de ses légitimes demandes, elle inclut les sponsors, puis la presse, dans la liste des destinataires de ses revendications. En 2011, enfin admise à concourir sur le Freeride World Tour, elle gagne - et décide de continuer : "Je savais que tant que je gagnais, cela me donnait le droit de parole pour trouver des solutions positives et inclure les femmes au même titre que les hommes dans les compétitions. C’est cette cause qui a été moteur pour moi, qui m’a motivée."
Cette année-là, la championne du monde collectionne les titres au fil d’une brillante saison. Les sponsors veulent la voir revenir l’année suivante : "Je reviendrai si les choses s’améliorent pour les dames," décrète-t-elle, ni passionnaria, ni agressive, mais forte de ses convictions.
Elle tient parole. Elle ne revient pas.
Trois ans plus tard, ce sont les organisateurs du Free Ride World Tour qui reviennent vers elle, avec de nouvelles conditions et de l’argent. Comme il est plus facile de changer les choses de l'intérieur, elle reprend la compétition pour deux saisons - et deux victoires en Coupe du monde.
Disparités dans l'accès aux compétitions, les primes, les conditions de descente, le traitement par les médias... Malgré les acquis, il y a encore beaucoup à faire pour que les snowboardeuses et leurs collègues masculins soient considérés sur un pied d'égalité. Pour Anne-Flore, c'est une lutte quotidienne, une lutte usante.
J’en avais assez du bras de fer, de me justifier d’être une femme.
Anne-flore Marxner
Fin 2016, elle tombe sur un article consacrée aux grandes championne de l'année : “Elles ont fait le charme de 2016”. Indignée par ce titre qui réduit de grandes championnes de skate, de vtt, de surf, de ski freeride ou de snowboard à un vulgaire catalogue de filles en bikini, alors que toutes sont des pointures d'envergure olympique, elle emploie les grands moyens et pose en Femen sur les réseaux sociaux.
#snowboard @annefloremarxer championne du monde de freeride : "Lui a gagné un trip à Hawaii et moi, un tee-shirt…Quand le mec gagnait 2000 dollars de prize money, je gagnais un sac à dos se transformant en pelle. J’ai tout de suite trouvé ça scandaleux. "https://t.co/6RI7VL2mbQ
— Georgette Sand (@Georgette_Sand) 8 janvier 2018
Verbier, 2017 - Anne-Flore remporte l’Xtrême de Verbier, la dernière descente et la plus importante de la saison. "Ce jour-là, alors que j'avais gagné la course, j'ai réalisé que n'en éprouvais aucun plaisir", se souvient-elle. Une fois de plus, elle avait dû se battre contre l’organisation pour limiter les handicaps imposés aux dames. Tout à coup, elle ressent la lassitude : "J’en avais assez du bras de fer, de me justifier d’être une femme. Pourtant, pouvoir vivre de mon sport avait été mon rêve, mais j'étais épuisée par le combat perpétuel."
La championne de snowboard a besoin d’un nouveau souffle, d'une nouvelle source d'inspiration. "Je voulais sortir de ce milieu hypermasculin, investir mon énergie dans un projet positif pour moi, pour les femmes. J’en avais assez de l’étiquette péjorative et agressive qui colle si souvent aux personnes qui dénoncent les inégalités et veulent du changement", explique-t-elle.
J’ai voulu comprendre comment l'Islande en était arrivé là. Le féminisme y est perçu comme positif par tout, à commencer par les hommes.
Anne-Flore Marxer
Avec une autre championne de snowboard, Aline Bock, elle entame un voyage à travers l’Islande, en van, en plein hiver. Dans ces paysages surnaturels, parmi les trolls et les fumerolles, les deux filles s'en donnent à coeur joie sur les pentes et découvrent un féminisme constructif et humaniste nouveau pour elles. "Dans ce pays, le féminisme est perçu comme positif pour tous, à commencer par les hommes. Chacun est beaucoup plus actif et s’engage dans le changement. Tout le monde semble en avoir compris l'impact sur l’ensemble de la société," explique-t-elle.
Anne-Flore Marxer et Aline Bock, championnes du monde de snowboard freeride, ont sillonné l’Islande en van à la rencontre des femmes qui ont littéralement changé leur vie et leur vision du genre, inspirant leur unique film : « A land shaped by women ».
— Les Sportives (@lessportivesmag) 9 janvier 2019
> https://t.co/8oPjzamLzH pic.twitter.com/DtomS5K9HE
Le premier homme avec qui elle discute est responsable de la communication d’une marque de vêtement fondée et dirigée par une femme, et qui met en avant des femmes fortes. "Jamais je n’avais entendu un discours aussi féministe ! Cela m’a fait du bien et j’ai voulu comprendre comment ce pays en était arrivé là", se souvient la Franco-Suisse
Les Islandaises votent depuis 1915. En 1922, elles créent Women’s list, un parti exclusivement féminin qui permet de porter les problématiques féminines au cœur du débat politique. Elles entrent au Parlement et, plus important encore, les autres partis ont compris qu’ils ne pourraient plus faire de politique sans inclure des femmes dans leurs rangs. Anne-Flore en est convaincue : "C’est cela qui a ancré la notion d’égalité dans le pays. A chaque fois, dans ce pays, ce sont les femmes qui ont induit le changement."
Comment font-ils ? Grâce à une politique de prévention, de lois, et de pénalisation soutenue par l'ensemble de la population, depuis que le 24 octobre 1975, le petit Etat insulaire fut paralysé par une grève générale de femmes. En 1980, Vigdís Finnbogadóttir est la première femme au monde élue au suffrage universel direct à la tête d'un État. Elle dirigera l'Islande pendant quatre mandats consécutifs. Victime du crash financier de 2008, l'Islande se reconstruit sur des valeurs "féminines", à commencer par la protection de la nature, et inscrit l'égalité dans sa Constitution.
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Premier documentaire d'Anne-Flore Marxer, A Land Shaped by Women, plusieurs fois récompensé dans les festivals internationaux, est une ode au sport et à la féérie des paysages d'Islande. De spectaculaires images de sport sont ponctuées de rencontres avec des femmes qui incarnent la culture féministe islandaise. Ainsi l'avocate des droits humains Katrin Oddsdottir qui, en 2011, a participé à l’écriture d'une nouvelle Constitution lors du processus citoyen issu de la faillite du pays en 2008.
Ce projet de loi fondamentale prescrit, entre autres, l'égalité et les droits de la nature. Il n'a pas été adopté, finalement. Mais l'idée, forcément, a fait son chemin, assure Anne-Flore pour redonner courage à Katrin. Désormais, l'esprit de la nouvelle Constitution est ancrée dans les mentalités, de la même manière que, en 1922, les partis traditionnels avaient compris qu’il leur fallait s'ouvrir aux femmes.
Le lendemain de cette rencontre, Katrin Oddsdottir publie sur Facebook un article ralatant sa conversation avec la snowboardeuse, qui a réveillé en elle le projet de nouvelle Constitution. Les réactions sont nombreuses. Ainsi la rencontre entre les deux femmes marque-t-elle le début d'un vaste mouvement rassemblant ceux qui soutiennent le nouveau texte et toutes les femmes qui réclament la mise en place de la nouvelle Constitution (lien en islandais).
Retrouvez un extrait de l'entretien d'Anne-Flore Marxer avec Katrin Oddsdottir dans la bande-annonce de A Land Shaped by Women :