Fil d'Ariane
Comment rendre hommage à Léo Ferré ? L'immensité de son répertoire désarçonne et provoque l'embarras.
Quelles oeuvres reprendre ? Prudence et frilosité !
Avec le temps, le plus souvent, rafle la mise.
Qui ne connaît pas ses vers ?
La chanson est si magique qu'une interprétation même médiocre parvient à nous émouvoir !
A une autre époque, Jolie môme ou Paris Canaille avaient la préférence.
Il y a ainsi une demie-douzaine de chansons de Ferré, guère plus, qui tournent dans la tête et dans le coeur du grand public. La paresse des programmateurs et l'absence de curiosité font le reste. Chez les accrocs à Léo, plusieurs centaines d'autres chansons somnolent dans le maquis de leur mémoire, ce garage d'émotions. A chaque écoute, ils y puisent comme une vitamine émotive.
On fête cette année le centième anniversaire de la naissance de cet artiste qui reste à redécouvrir. Son oeuvre, immense et originale, n'a pas
d'équivalent dans l'espace francophone.
Et les chanteurs qui souhaitent rendre hommage à ce génial artiste rencontrent un écueil solide : l'interprétation.
Après avoir écouté Ferré, les candidats se découragent souvent. A raison ?
La voix Ferré si on ose ce jeu de mot facile (et on ose) est inimitable. Pas évident de se mesurer avec la version originale ! Le répertoire de l'artiste s'accommode mal de ces filets de voix maigrichons dont notre époque semble si friande.
Il faut du coffre et du coeur, c'est entendu, mais aussi ce petit supplément d'âme. Et tout le monde ne l'a pas.
Le verbe et la musique de Léo puisent dans une source profonde, intime. La tricherie est immédiatement démasquable.
Quinze chansons balayent les différentes périodes de l'artiste dans l'album "Où va cet univers?"
La délicieuse Jolie Môme rencontre Ton style et C'est extra. Choc des érotismes. L'album s'offre un petit détour chez Apollinaire (Marizibil) et Aragon, (Tu n'en reviendras pas et Est-ce ainsi que les hommes vivent) que Ferré a si subtilement mis en musique.
Tout cela est bien vu, bien senti, cohérent et provoque l'enthousiasme.
Ce qui frappe à l'écoute du disque, c'est la formidable sensualité débusquée par Annick Cisaruk dans les couplets qu'elle interprête. On croyait pourtant bien les connaître, les mots du poète ! Erreur. Il se dégage ici une émotion particulière, troublante, envoûtante portée par la voix de
Annick Cizaruk se souvient : "J'ai vu Léo Ferré à Lyon, à la Bourse du travail, avec son groupe les ZOO. J'avais 15 ans. Moi, j'étais encore dans Sheila ! Mon frère, qui voulait que je change de cap, m'y a emmené un peu de force (rires). Et Léo est arrivé sur scène ! Quelle énergie ! Il chantait "L'albatros". Dès lors, je suis partie à l'usine avec dans mon baladeur et dans mon crâne, cette chanson. Cela a changé ma vie. Je me suis dis : "Voilà ce que je veux faire !" Etre debout, devant son micro et envoyer la vie !"
A cet éblouissement succède une rencontre déterminante, celle qu'elle fait avec Didier-Georges Gabily, romancier et auteur de théatre. Le pygmalion convainc la jeune Annick de se lancer. Elle l'écoute. Plus tard, la jeune femme réussit l'examen du concours du Conservatoire d'Art dramatique à Paris, tout en poursuivant son parcours d'interprète. Elle chante Aragon, Vian, Barbara mais revient toujours à Ferré.
Pourquoi cette fidélité ? Elle s'exclame : "Les mots de Léo sont extrêmements sensuels. Son oeuvre est très puissante. Que de talents en un homme !"
Parmi les femmes qui chantèrent Ferré sans le trahir, citons Catherine Sauvage, Juliette Gréco, Pia Colombo, Renée Claude et Mama Béa.
Des pointures.
Désormais, il faudra compter avec Annick Cisaruk.
"Où va cet univers ?"