Fil d'Ariane
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- Chantal Akerman, cinéaste de l'invisible
S'assoir dans une salle de cinéma et regarder un film de Chantal Akerman relevait de l'expérience initiatique, à chaque nouvelle oeuvre. En particulier avec "Jeanne Dielman, 23 rue du commerce, 1080 Bruxelles". Une plongée de près de 4h dans le quotidien d'une femme ordinaire, veuve, bruxelloise, mère, engluée dans une routine impitoyable, qui se prostitue avec ennui et dégoût pour subvenir à ses besoins. Jusqu'au jour où le plaisir sexuel s'empare d'elle. La réalisatrice le présentait ainsi :
"C'est un film sur l'espace et le temps et sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort. (.../...) J’ai alors le souvenir d’abord très furtif et puis qui s’impose très fortement à moi que je voulais dédicacer ce film à ma mère : que je voulais dire Pour ma mère Natalia dite Nelly et que j’ai aussitôt repoussé cette idée par pudeur ou censure... et je me dis aussi que si je n’avais pas connu ma mère je n’aurais pas fait ce film qui n’est pourtant absolument pas le portrait de ma mère".
"Certainement le premier chef d’oeuvre au féminin de l’histoire du cinéma", avait alors titré le quotidien Le Monde.
Cette femme grise d'abord, puis lumineuse, est interprétée par la magistrale Delphine Seyrig. Elle y restera inoubliable entre autres pour une scène révolutionnaire : un épluchage de pommes de terre, en temps réel et plan fixe. Scène devenue mythique mais qui à l'époque pouvait provoquer des fous-rires chez les adolescentes attardées… "On m’accuse de l’avoir dégradée. Mais c’est comme femme mythique qu’on la dégrade. Car on en fait une femme-objet sans l’avouer. Moi, j’en fais une femme-objet, mais c’est voulu, conscient." répondra-t-elle à ses détracteurs.
Le film, sorti sur les écrans en 1975, fit mouche parmi les féministes, dont le mouvement était alors à son apogée.
Elle était née à Bruxelles, par hasard, le 6 juin 1950. Ses grands-parents, des juifs polonais avaient fui les pogroms. Ils rencontrèrent la shoah. La famille fut déportée de Belgique occupée par les nazis, seule la mère de Chantal Akerman revint d'Auschwitz. Une mémoire à laquelle personne ne peut échapper. Son oeuvre en fut hantée, bercée aussi par la musicalité du yiddish.
Belge donc, lit-on dans les biographies, terrienne plus certainement, de partout et de nulle part. Elle avait tourné son premier film à l'âge de 17 ans, un court métrage "Saute ma ville", récit d'une jeune femme qui fait exploser son appartement en se suicidant.
Le "Chez soi" est le décor de prédilection de cette cinéaste du réel. On le retrouve dans ses fictions et ses documentaires, puisqu'elle naviguait entre les deux genres. Chez soi encore dans cette délicieuse comédie "Un Divan à New York" avec Juliette Binoche et William Hurt, dans laquelle un psychanalyste new-yorkais échange son appartement avec une Française. Jolie traversée de quiproquos et de confusion des genres et des identités.
Dernier maillon d’une histoire familiale hantée par la tragédie, sa relation au judaïsme, sa quête des traces des revenants, accompagnent sa filmographie : échanges épistolaires avec sa mère (News from Home, 1977), évocation des chemins de la diaspora à travers des témoignages (Histoires d’Amérique, 1989), réflexion sur sa propre solitude hantée par une mémoire douloureuse à l’extrême, dans le huis clos (encore) d’une chambre à Tel-Aviv (Là-bas, 2006). Et enfin son tout dernier film, un documentaire, « No Home Movie », qui raconte directement l’histoire de sa mère, d'un pogrom en génocide :
"Parce que ce film est avant tout un film sur ma mère, ma mère qui n'est plus.
Sur cette femme arrivée en Belgique en 1938 fuyant la Pologne, les pogroms et les exactions. Cette femme qu'on ne voit que dans son appartement. Un appartement à Bruxelles.
Un film sur le monde qui bouge et que ma mère ne voit pas."
On ne connaît jamais les raisons d'un suicide, la cinéaste ne rechignait pas à évoquer ses troubles maniaco-dépressifs. Chantal Akerman n'est pas la première enfant de rescapés à se donner la mort, dans leur incapacité à rompre la chaîne, les chaînes, de l'angoisse…
Dernière oeuvre présentée par Chantal Akerman, "Now", installation vidéo désarticulée et qui fit forte impression à la Biennale de Venise 2015.
Ce qu'ils disent de Chantal Akerman, propos recueillis par le quotidien Libération :
Claire Denis, cinéaste : "Je me souviens de Toute Une nuit (1982) avec Aurore Clément, c’est un film auquel je pense encore souvent et qui compte beaucoup pour moi. J’en vois encore tous les plans, comme la gare de Bruxelles à la fin. Le film incarne le moment où des cinéastes comme elle avaient une forme d’autonomie pour faire leurs films, ensuite c’est devenu plus difficile. C’était à la fois l’histoire de Chantal et un film sur une femme cinéaste, il y avait tout dans ce film pour moi."
Sylvie Testud, comédienne : "Elle poussait les choses jusqu’au bout, elle avait l’amour de l’imperfection. Elle avait été maniaco-dépressive, et il y avait des moments troubles et d’autres très solaires. Quand elle était sombre, c’était de la mélancolie plus qu’autre chose. Elle avait la curiosité d’une adolescente, toujours prête à s’emballer pour quelque chose et puis à tomber dans des moments de doute. Je pense que Chantal Akerman ne se définissait pas comme une personne achevée, finie."
Todd Haynes, cinéaste : "Le premier film était Jeanne Dielman. Ce fut une de ces expériences qui changent votre manière de penser, de voir, de concevoir le cinéma. Cela a eu un impact profond sur la manière dont je peux concevoir l’idée de narration ou la façon de dépeindre la vie d’une femme à l’écran : cette expérimentation du film de se river à la routine de tâches domestiques d’une femme et cette caméra à la Ozu qui se confronte absolument à elle dans sa cuisine, tout cela a suscité en moi une émotion inimaginable."
Gus Van Sant, cinéaste : "Par-dessus tout c’est la découverte de Jeanne Dielman qui m’a incommensurablement marqué quand j’étais étudiant en cinéma. Je le revois souvent depuis, chez moi, et je reste stupéfait des frontières qu’elle explose dans ce film, ce qu’elle y invente en termes de narration, de rapport au personnage. Quand j’ai fait des films comme Gerry, Elephant et Last Days, cela a constitué pour moi une influence plus qu’essentielle."