Voilà près de cinquante ans que le libérateur de la France a rejoint les étoiles. Et la sienne n’est pas prête de pâlir, bien au contraire ! Charles de Gaulle, vénéré ou boudé de son temps, suscite aujourd’hui une admiration quasi unanime et une abondante littérature. Ses concitoyennes ont de bonnes raisons de lui dire merci. Passage en revue des « troupes » d’arguments, avec l’écrivaine Catherine Clément, auteure de «
De Gaulle, la fabrique du héros ».
«
Françaises, Français » avait-il coutume de dire au début de toutes ses interventions publiques. Et l’envoi, resté dans la légende, résonnait, tant le ton était clair, militaire et paternaliste à la fois.
Galanterie ? Bonne éducation ? Préfiguration de l’écriture inclusive ? Ce sacré Général, ce président de la République avait tout simplement le souci de considérer la gent féminine comme partie intégrante et coresponsable de la démocratie aux côtés des hommes. Et son action le prouva. Car c’est le général de Gaulle qui, en avril 1944, signa l’ordonnance accordant à ses concitoyennes le droit de vote et d’éligibilité.
Il était temps ! La plupart des pays voisins, ou lointains comme le Canada, avaient déjà franchi le pas.
Churchill le traitait de « prima donna »…Pour Catherine Clément, il s’agit d’un héros très singulier ! Parmi les grandes figures romantiques, idéalistes et pragmatiques qui ont brandi l’étendard de la France, il y a certes Jeanne d’Arc, mais il y a aussi le général de Gaulle. Un militaire dans l’âme. Un homme féru d’histoire. Un vrai sensible aussi !
Les Editions Tohu Bohu ont demandé à Catherine Clément de consacrer à celui dont on n’hésite pas à faire le grand mythe du XXème siècle un magnifique livre-objet, enrichi de nombreux documents et fac-similés, et donnant accès à des archives sonores. L’écrivaine férue d’histoire, de sociologie et de philosophie, observatrice des grandes cultures du monde et soucieuse de la place des femmes dans notre société (1), reprend ici, dit-elle, ses «
habits de journaliste ». Et d’une écriture fluide et belle, elle part à la découverte de ce
« héros singulier », ce «
grand diable en képi » qui sauva la France... et sut convaincre les Britanniques de nous venir en aide. Et dire qu’il arrivait à Churchill de traiter le Général, habitué aux propos grandiloquents, de «
prima donna »…
Catherine Clément avoue au passage être une «
vraie repentie » ! «
Quand j’étais étudiante à Normale Sup, j’étais très hostile au Général de Gaulle », s’amuse-t-elle.
« Je me souviens que mes petits camarades lui ont tourné littéralement le dos à son arrivée à une de nos cérémonies. Là j’étais quand même assez furieuse. Il avait démocratiquement été élu !» Sans cet épisode, le président aurait-il été davantage à l’écoute des étudiants en mai 1968 ? Pas impossible ! «
Il avait été profondément vexé ! »
Pour notre interlocutrice, comme pour nombre d’autres intellectuels français sceptiques, voire carrément hostiles, tel Régis Debray, « la
figure du Général a grandi au fil des années ».
Certes le peuple français, voire la plupart des peuples européens, lui doivent beaucoup. Mais
« Il importe aussi que les femmes aient en mémoire tout ce qu’il a fait pour que leurs droits soient reconnus » estime Catherine Clément
. « Non, cette préoccupation n’avait rien à voir avec son éducation familiale, sa formation militaire. Je verrais davantage un lien avec ses séjours en Pologne, en Afrique, en Algérie, à Londres surtout ! C’est le fait de traverser et d’observer le monde qui l’a changé ». Femmes résistantes, déportées : de quoi impressionner et convaincre ce sacré Général D’entrée de jeu, dans son ouvrage, où pointent sa formation analytique et son approche de la « fabrique » des êtres, notre auteure dévoile la grande combativité du Général face à la déferlante nazie, sa conviction que la patrie mérite tous les sacrifices. Charles de Gaulle comparera, dans ses
Mémoires, la France à une « princesse » ou une « madone », «vouée à une destinée exceptionnelle » …
Plus sérieusement, dans la vie réelle, le Général était entouré de figures féminines particulièrement positives. Elles sont évoquées dès la préface de «
De Gaulle, la fabrique du héros ».
Il y a Yvonne, femme discrète mais décidée, qu’il aime, qui l’accompagne partout et à laquelle il explique ses décisions y compris de haute stratégie. «
On a été injuste avec Yvonne. Elle n’était en rien une demeurée, ni une femme subordonnée à son mari » estime Catherine Clément
. En effet, il semble que cette « bonne catholique », qui participa aux municipales d’avril 1945 - les premières à voir déferler les électrices, plus nombreuses que les électeurs ! - fit pression sur son président de mari en 1967 pour faire passer la Loi Neuwirth autorisant l’usage de la pilule et la régulation des naissances !
Très présente aussi dans le cœur du Général, Anne, sa fille trisomique «
sa joie » comme il la qualifiait, parlant d’elle comme «
un jouvenceau médiéval amoureux d’une inaccessible ! » «
Il a adoré cette enfant, il l’a mise en majesté » dans un mouvement qui va bien plus loin que le simple humanisme. «
C’est peut-être Anne qui explique l’engagement de sa mère en faveur de la contraception. J’en fais l’hypothèse… » Ont aussi impressionné notre grand gradé durant la Seconde Guerre mondiale, des parentes de son premier cercle, impliquées dans l’action. Des femmes d’honneur et de conviction. Catherine Clément rappelle que Charles de Gaulle avait vu suffisamment de résistantes œuvrer à travers tout le pays pour se convaincre de l’urgence à leur accorder le droit de vote. On pense à sa nièce Geneviève de Gaulle-Anthonioz, déportée à Ravensbrück et entrée en 2015, en même temps que Germaine Tillion, au Panthéon. A sa sœur, Marie-Agnès, qui fut résistante et connut, elle aussi, la déportation. Sans parler de sa secrétaire, Elisabeth de Miribel, investie dans les Forces françaises de l’intérieur, qui partira plus tard au Canada pour rallier les Québécoi.e.s à la France libre, et qui mènera une carrière de diplomate !
Libérer la France. Ecoutez les femmes. 1944 sera le bon « cru », à la fois pour la libération du pays et pour celle des femmes, jusque là maintenues dans l’ «irresponsabilité » politique. Le Général en est-il le grand instigateur ?
Certain.e.s diront que c’est en réalité la guerre qui est pour beaucoup dans l’accès des femmes au suffrage universel, tant nombre de Françaises, à travers tout le pays, avaient fait preuve de ténacité, et de sens du sacrifice au point d’en mourir, d’être torturées ou incarcérées.
D’autres argueront que la paternité de cette avancée majeure dans l’histoire de la démocratie française appartient à Fernand Grenier, dirigeant communiste, et à ce titre proche du Général à Londres. C’est effectivement cet ancien et futur député, soutenu par le gaulliste Louis Vallon, qui est le rédacteur de l’amendement voté par l’Assemblée consultative d’Alger, et transcrit dans l’ordonnance du 21 avril 1944. Sa promulgation est le fait du Comité français de libération nationale, qui prendra symboliquement le nom de Gouvernement provisoire de la République française le 3 juin, soit quelques jours avant le débarquement.
Sans remonter à Condorcet et à Olympes de Gouges, depuis une centaine d’années, en effet, des dizaines de milliers de suffragettes se sont succédé au fil des générations pour fustiger et corriger les aberrations du Code Napoléon. Elles s’appelaient Hubertine Auclert, briseuse d’urne et gréviste de l’impôt dans les années 1880, et Marguerite Durand, fondatrice de
La Fronde, un journal exclusivement féminin. Dans les années 1930, on retiendra, parmi bien d’autres, Louise Weiss, Madeleine Pelletier ou encore Marthe Bray, à l’initiative d’un Tour de France suffragiste, mais aussi de manifestations musclées voire provocatrices faisant irruption dans l’espace public. De quoi frapper les esprits et mobiliser les médias.
Dans sa passionnante étude sur «
Les f
emmes dans la société française au XXème siècle », l’historienne Christine Bard fait longuement état du combat collectif mené par ces mouvements féministes : «
le problème, c’est l’oubli. On n’a pas valorisé cette histoire dans notre mémoire collective » regrette-t-elle.
Foin de tergiversations. «
C’est bien de Gaulle qui a signé l’ordonnance », tranche Catherine Clément. «
Il s’agit d’une décision qui, pour lui, allait de soi ». La France libre s’était engagée à sa suite, dès 1943, à donner l’égalité politique, économique et sociale aux femmes, ce qu’avait confirmé le programme d’action du Conseil national de la Résistance. On n’avait que trop tardé …
Jusqu’à de Gaulle, les militantes françaises n’avaient, en effet, pu convaincre des responsables politiques que de manière partielle ou éphémère, à commencer par Léon Gambetta, puis Léon Blum qui nomma, en 1936, trois femmes, dont Irène Joliot-Curie, sous-secrétaires d’Etat dans son gouvernement. Un geste signifiant, mais qui n’empêcha pas le Front populaire d’ «enterrer » le vote unanime de l’Assemblée nationale en faveur de l’élargissement du suffrage universel aux Françaises…
Le vote des femmes : un « détail » de l’Histoire » ? Catherine Clément attribue le retard de la France à la loi salique. «
L’affaire remonte à Philippe le Bel ! Et nous n’en avons pas fini : à ce jour, il n’y a toujours pas eu de présidente de la République ».
«
La France est un vieux pays réactionnaire. Cela change avec Emmanuel Macron qui échappe à la matrice liée à la loi salique. Il a été quasi élevé par sa grand-mère, son couple est fusionnel. Valéry Giscard d’Estaing était, quant à lui, déjà assez féministe. François Mitterrand a fait tout ce qu’il a pu pour faire avancer les droits des femmes » explique Catherine Clément.
Elle évoque par ailleurs, dans son ouvrage, les mesures « féministes » prises par le Général par-delà mers et océans, dans le processus de décolonisation. Soit notamment la liberté de mariage pour la femme. Dans le même temps, les décisions de Charles de Gaulle visent à mettre fin au travail forcé et à aligner les rémunérations entre blancs et indigènes, deux objectifs parmi d’autres qui participaient, mais à pas très lents, de l’émancipation des hommes, sans qu’il soit encore question de renoncer à l’« empire colonial».