Fil d'Ariane
Terriennes : D’où vous est venue l’idée d’écrire ce roman sur la prédation sexuelle ?
Lola Lafon lors du Festival Atlantide - Les Mots du Monde à Nantes, le Lieu Unique, le 17 février 2018.
Lola Lafon : Je ne me pose jamais cette question lorsque je commence l’écriture de mes romans. Ce sont des sujets, des silhouettes, ainsi que des figures qui s’imposent. Mon premier roman, Une fièvre impossible à négocier, racontait l’histoire d’un viol. Ce n’est donc pas la première fois que j’explore ces thématiques. Pour être complètement honnête avec vous, je suis partie d’un événement difficile de ma propre adolescence pour construire ce récit. Je voulais travailler autour de la vie d’une femme et la manière dont la pédocriminalité va en bouleverser tous les aspects. C’est également un livre sur le silence. Les effets du silence sur la vie active, la vie professionnelle, la vie amoureuse… C’était donc une conjonction de beaucoup de choses.
Comment comprendre la culpabilité de Cléo et son impossibilité à se situer comme victime tout au long du récit ?
Je crois que c’est malheureusement une situation banale dans le cas des violences sexuelles. C’est quand même le seul crime dans lequel la victime se croit coupable. Pour des raisons que les psys connaissent mieux que moi, il y a malheureusement une honte inhérente à ce genre de violences. Je tenais à faire de Cléo ce que j’appelle "une mauvaise victime". C’est-à-dire qu’en réalité, elle est une victime banale dans le sens où elle est une victime qui n’est pas parfaite. Je me méfie beaucoup de ce que certains érigent en victime parfaite et sans ambiguïtés. Je crois que toutes les histoires sont ambiguës et complexes et qu’il faut les assumer. Car ce n’est pas parce qu’elles sont ambiguës qu’elles ne sont pas victimes. Cléo a 13 ans, elle se fait manipuler de façon à devenir complice. Ce qui malheureusement fait d’elle quelqu’un qui ne peut pas parler. Elle est tenue par cette culpabilité qui fait qu’elle garde le secret.
J’avais envie de montrer plusieurs personnages qui sont invisibles alors qu’ils existent.
Lola lafon
Plusieurs critiques de l’émission Le masque et la plume ont perçu votre ouvrage comme une description de la lutte des classes. Qu'en pensez-vous ?
C’est une thématique que je vois tout le temps. Peut-être parce que j’analyse le monde à travers ce biais-là. J’avais envie de montrer plusieurs personnages qui sont invisibles alors qu’ils existent. Prenons le cas de Cléo. Malgré qu'elle évolue au sein d'une classe sociale intermédiaire, elle ne sent pas légitime parce qu’elle n’a pas un bon français, elle n’aime pas les bons chanteurs… Ce mépris de classe est donc un sujet qui m’obsède un peu. Surtout venant de gens qui ne soupçonnent pas qu’ils en sont coupables. Il y a plusieurs invisibles dans le livre, dont les danseuses qui font le décor et qu’on ne remarque pas. De plus, chaque personnage est tiraillé par les questions de racisme et d’antisémitisme. Que ce soit Betty, à qui on reproche de ne pas être assez blanche dans le monde du ballet classique, même si elle est une excellente danseuse. Yonasz, lui, a intégré une sorte de honte qui fait qu’il a une culpabilité analogue à celle de Cléo. Il n’arrive pas à être juif. Donc, c’est vrai que j’ai beaucoup travaillé sur les rapports de domination.
Le 26 septembre 2020, Chavirer de Lola Lafon était au programme de 300 millions de critiques
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En tant que femme de lettres, quel regard portez-vous sur les débats actuels qui agitent la scène littéraire française depuis la parution du consentement, le livre de Vanessa Springora ?
Comme tout le monde, je suis bouleversée. Complètement chamboulée et ravie que ça passe par la littérature. Je pense qu’on assiste à un mouvement politique dans le bon sens du terme. Enfin quelque chose se fissure d’un ordre très établit. Je suis peut-être optimiste mais j’ai l’impression qu’on ne pourra plus revenir en arrière. J’ai une très grande émotion car je crois que le monde sera un peu moins dur pour les femmes et les jeunes filles qui savent que l’on peut discuter du consentement. Je trouve que c’est important et j’aurais bien aimé voir ça plus tôt…
Lola Lafon est née le 26 janvier 1974 dans une famille aux origines franco-russo-polonaises. Elle est l’autrice de six ouvrages : Une fièvre impossible à négocier, De ça je me console, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, La petite communiste qui ne souriait jamais, Mercy, Mary, Patty, Chavirer, parus aux éditions Flammarion et Actes Sud. Son dernier livre Chavirer a été récompensé par le Choix Goncourt de la Suisse, le Prix Landerneau des lecteurs et le Prix Roman des Étudiants France Culture-Télérama. Egalement musicienne, elle a signé deux albums solo : Grandir à l'envers de rien, Une vie de voleuse.
Récemment, le New York Times a publié plusieurs enquêtes sur l’entre-soi des cénacles littéraires français et les désaccords qu’entretiennent les féministes de la nouvelle génération avec leurs ainées, notamment sur la "délation", la présomption d’innocence et le lexique "balance ton porc" utilisé par les victimes de viol, de harcèlement et d’agressions sexuelles. Comment comprendre ces fractures ?
On reproche toujours aux femmes de parler de la mauvaise façon et au mauvais moment. Le problème n’est pas l’emploi de termes comme "balance ton porc" qui ne me choque pas, car en face, nous avons des femmes dont la vie est ravagée. Je suis ravie de voir que les jeunes féministes ne s’embarrassent pas de cette question. Chavirer a eu le prix France culture des étudiants. J’ai donc eu plein de débats avec des gens de vingt ans et j’ai été bluffée par leur manière d’aborder le consentement et les violences sexuelles. Des perceptions très différentes de celles qu’avait ma génération, et c’est tant mieux.
(Re)lire notre article ► "Le féminisme est un chantier qui se dessine au fil des luttes", selon Martine Sorti
La présomption d’innocence est très importante mais dans les deux sens. Il est important que les victimes soient crues. Car la présomption de culpabilité qui pèsent sur les victimes de viols existe. Le fait de parler est tellement dur pour ces personnes car ça leur coûte cher et souvent dans la famille. Et puis, ce terme "délation" est une expression que je n’emploierais pas, car c’est un mot terrible.
La littérature est un vecteur d’émancipation et d’avancée sociétale ?
Cela dépend de la place qu’on laisse à l’imaginaire dans sa vie. J’ai l’optimisme de croire que oui, que tout ce qui fait bouger l’horizon est émancipateur, un peu parce que quand on lit un roman, qu’on voit un film ou visite une exposition, on est obligé de reconsidérer un peu certaines représentations. En tant qu’écrivaine, j’ai donc la sensation que oui, la littérature fait bouger les choses.
Chavirer, ce peut être frôler la catastrophe sans qu’il y ait naufrage…
Lola Lafon
Devrions-nous séparer l’artiste de son œuvre ?
Je ne pense pas qu’il faille mythifier les artistes, pas plus que les gens qui ont un autre métier. L’idée qu’un artiste soit quelqu’un de bon, de formidable, et qu'il serait très décevant qu’il ne le soit pas. Je n’ai pas cette opinion-là. Peut-être parce que je sais qu’il y a certains metteurs en scène, certains écrivains, certains réalisateurs qui sont des gens ignobles et ont produits des grandes œuvres, ce n’est pas quelque chose qui m’étonne. Ça dépend de l’œuvre, aujourd’hui. Il est très difficile de mythifier un artiste lorsque ce dernier publie et défend des choses ignobles dans son œuvre. Je crois donc qu’il faut arrêter de mythifier les artistes, car ce sont des personnes qui peuvent être odieuses comme tout le monde.
Pourquoi "Chavirer" ?
J’aime ce verbe car il a plusieurs sens et qu’il évoque du mouvement. Ce peut-être frôler la catastrophe sans qu’il y ait naufrage…
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