Sur le papier, les femmes publient et brevètent moins de recherches que les hommes. Un constat qui suggère une moindre productivité féminine, pour des raisons aussi variées que la maternité ou l'occupation d'un poste subalterne en laboratoire... Une idée reçue battue en brèche par de récentes recherches : la réalité, c'est que, à travail égal, les femmes ont nettement moins de chances que les hommes de se voir reconnaitre comme autrice d'une découverte. Or c'est une distinction capitale pour la carrière de tout scientifique, dont la mention du nom en tête d'un article vaut toutes les lettres de recommandation.
L'histoire regorge d'exemples de femmes de sciences dont le rôle capital a été minimisé, voire ignoré. Comme la découverte de la structure hélicoïdale de l'ADN par la physico-chimiste britannique Rosalind Franklin, qui contribuera au Nobel de deux autres chercheurs. Ou celle de la médecin française Marthe Gautier, co-découvreuse de la trisomie 21, mais reléguée au deuxième rang dans la publication des résultats de recherche.
Voir notre dossier ► FEMMES DANS LES SCIENCES, DE L'OCCULTATION À LA RECONNAISSANCE
Pour la première fois, une équipe, menée par la professeure Julia I. Lane, économiste à l'université de New York, a réussi à quantifier ce phénomène : "Nous avons pu établir combien de femmes ne sont pas mentionnées dans les publications scientifiques", dit-elle. Ses conclusions ont été publiées fin juin 2022 dans la revue scientifique Nature.
women's scientific contributions are less often credited with authorship than men's shows a @nature paper, and this news article puts the study in context: https://t.co/nmiQ6uQcr0
— Mary Elizabeth (@meharpist) June 23, 2022
Pour cela, les chercheurs ont analysé la contribution à presque 40 000 articles scientifiques et plus de 7 000 dépôts de brevet, de près de 10 000 équipes de recherche comptant au total plus de 120 000 membres, dépendant de vingt universités américaines et quelques dizaines de campus. Et ce sur quatre ans.
Alors que les femmes comptaient pour quasiment la moitié de l'effectif considéré (48%), elles étaient à peine le tiers (34%) à voir leur contribution reconnue dans les articles et brevets. Conclusion : une femme a 13% de chance de moins qu'un homme d'être nommée dans un article scientifique auquel elle a contribué.
C'est un phénomène très répandu, avec un écart important et persistant de traitement entre les genres, observable dans toutes les disciplines et à tous les niveaux de responsabilité
Raviv Murciano-Goroff, co-auteur de l'étude Nature
"C'est un phénomène très répandu, avec un écart important et persistant de traitement entre les genres, que l'on observe dans toutes les disciplines et à tous les niveaux de responsabilité", commente le co-auteur de l'étude, Raviv Murciano-Goroff, professeur d'économie à l'université de Boston. De surcroît, cet écart de traitement est "plus marqué quand il s'agit d'être désigné comme co-inventeur d'un brevet sorti du laboratoire, et également plus net pour les études à fort impact", c'est-à-dire les plus importantes, ajoute le Pr. Murciano-Goroff.
Sadly, this is no surprise.
— Julie Kiefer (@JulieCKiefer) June 23, 2022
A large analysis of self-reported vs. attributed contributions show that women are less likely to be credited than men for the same work. 13% less likely for papers, 58% for patents. Published in @Nature reported by @statnews. https://t.co/ocpaChvO6G
[Malheureusement, ce n'est pas une surprise. Une vaste étude des contributions auto-déclarées par rapport aux contributions attribuées montre que les femmes ont moins de chances d'être créditées que les hommes pour le même travail. 13% de chances en moins pour les articles, 58% pour les brevets.]
Les conséquences de cet écart de reconnaissance vont bien au-delà d'une blessure d'ego pour celles qui se voient privées de visibilité, soulignent les auteurs de l'étude.
"Dans ces disciplines, si les gens n'ont pas de reconnaissance ou ne voient pas d'issue positive pour leur carrière, ils sont enclins à laisser tomber, selon la professeure Lane. Les jeunes diplômées voient bien qu'elles ont moins de reconnaissance que les jeunes diplômés, et que c'est aussi le cas pour les chercheuses senior".
Une partie de l'étude de l'équipe de Julia I. Lane sur la sous-représentation des femmes dans les publications scientifique consistait a recueillir des témoignages amers de femmes discriminées: "Cela a été l'un des pires moments de ma carrière professionnelle", confie l'une d'elles. Ne pas se voir citée comme autrice "peut vraiment changer une carrière", selon le professeur Murciano-Goroff, qui remarque à cet égard qu'un des principaux griefs des scientifiques interviewées est l'absence de critères clairs et objectifs régissant la signature d'un article scientifique.
Les auteurs de l'étude jugent ainsi indispensable, au sein des universités et des agences de financement de la recherche, d'établir des recommandations permettant de reconnaître à leur juste valeur la contribution des chercheurs d'un laboratoire.
"Les chercheurs ne sont pas formés au management, ils sont formés à faire de la science", remarque la professeure Lane. Il est donc "crucial", selon elle, "de former les scientifiques à gérer un groupe, particulièrement s'il est varié". Tout cela pour éviter de décourager de futures Rosalind Franklin ou Marthe Gautier.
Aude Bernheim a reçu le prix 2022 du Collège de France pour les jeunes chercheuses et les jeunes chercheurs. Son terrain d'investigation s'aventure vers l'infiniment petit. Elle étudie les ressemblances entre l'immunité des bactéries et celle des être humains.
On pense aujourd'hui qu'il faut juste attendre que la parité s'installe... Mais non, on n'y arrive toujours pas.
Aude Bernheim, chercheuse
La biologiste, qui se bat pour la visibilité des chercheuses depuis dix ans, pose la question : pourquoi n'y a-t-il encore que 33% de femmes parmi les chercheurs ? "Ce qui est triste, explique Aude Bernheim sur le plateau du 64 de TV5MONDE, c'est que ce chiffre est stable. On pense aujourd'hui qu'il faut juste attendre que la parité s'installe, puisque 50 % des doctorantes et doctorants sont des femmes – en biologie, en tous cas. Mais non, on n'y arrive toujours pas. Nous n'avons pas envie d'attendre." Beaucoup d'études le démontre : à chaque étape du processus de sélection de la science, des biais freinent les femmes, qui s'autocensurent, constate la jeune chercheuse. Les structures aussi comportent des obstacles, pas toujours visibles, et les chercheuses, aussi passionnées soient-elles, finissent par décrocher.
En dix ans, j'ai vu s'opérer une prise de conscience, ce qui était le plus important pour moi. Le discours des institutions, déjà, a changé sur ce sujet.
Aude Bernheim, chercheuse
Alors Aude Bernheim se bat depuis dix ans pour que les chercheuses soient valorisées au même titre que leurs collègues masculins : "J'ai vu s'opérer une prise de conscience, ce qui était le plus important pour moi. Le discours des institutions, déjà, a changé sur ce sujet. Au quotidien, je mentore des jeunes femmes dans mon laboratoire pour qu'elles aillent chercher des postes en dépit d'un système qui leur est défavorable. Et puis je continue à ennuyer les institutions pour qu'elles évoluent..."
Aude Bernheim a reçu il y a quelques jours le prix 2022 du Collège de France pour les jeunes chercheuses et les jeunes chercheurs. pic.twitter.com/8ABBd4LUJy
— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) July 12, 2022
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