Chez Nike, géant du sport, une révolte façon #MeToo conduit à un départ collectif des hommes à la tête du groupe

C'est le New York Times qui a révélé cette révolution : une insurrection des femmes, employées de la multinationale Nike, contre les discriminations et le harcèlement sexuels a entraîné une redistribution des cartes inédite dans le monde des entreprises. Des dirigeants, des hommes, ont dû abandonner leur poste et leurs privilèges. Un exemple à suivre...
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Nike version glamour
Nike version glamour avec ses basketteuses sponsorisées par le géant du sport lors d'un match en janvier 2018 à Seattle. 
(AP Photo/Elaine Thompson)
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"Just do it" - "Vous n'avez qu'à le faire". Ce célèbre slogan qui orne le fronton du siège de Nike dans l'Oregon, au Nord-Est des Etats-Unis, les employées de la célèbre marque d'accessoires de sport, fondée en 1971, l'ont pris au mot un demi siècle plus tard après son implantation. Nouvel avatar de ce mouvement #MeToo qui n'en finit pas de faire parler de lui, mais se traduit assez peu souvent par des actes pour changer le quotidien des femmes. 

Ce qui s'est passé au sein de la marque planétaire de mode sportive en ce printemps 2018, et qui a été rendu public par le New York Times, est donc suffisamment remarquable pour être décortiqué : onze des dirigeants de Nike, dont l'un des premiers d'entre eux, le président de la marque Trevor Edwards (ce qui n'est pas le pdg mais un poste essentiel), ont quitté l’entreprise depuis le mois de mars. Mais cette victoire d'un combat de travailleuses, cadres et employées, n'est pas si définitive que cela : d'abord parce qu'elle est sans doute plus le fruit d'un calcul économique que  celui d'une prise de conscience morale et sociale par la direction. Ensuite parce qu'elle a été précédée de départs forcés d'employéEs, licenciements déguisés, qui avaient dénoncé les multiples cas de harcèlement et de discriminations sexuelles à l'oeuvre, entre les murs du siège de Portland. 
L'article du New York Times a été largement commenté sur les réseaux sociaux comme par Jo Ousterhout, cheffe d'entreprise elle-même et inconditionnelle d'Hillary Clinton candidate malheureuse contre Donald Trump lors du scrutin présidentiel de novembre 2016 : "Les plaintes concernant le mauvais comportement des hommes et le manque d'avancement des femmes chez @Nike ont longtemps été ignorés, ont dit les employées, mais maintenant le changement semble être en cours après qu'un groupe de femmes au siège social de Nike a accompli une petite révolte.

Une "boys band" animée d'un sentiment de super-puissance

Le quotidien américain nous raconte que cela a commencé comme une accumulation de faits rapportés, jalons d'un indiscutable sentiment de super puissance parmi les cadres masculins de la maison Nike, la "bande à Trevor Edwards", l'image de la marque, ou encore comme ils se désignaient eux-mêmes FOT -Friends of Trevor, les amis de Trevor. "Il y a eu ces sorties de cadres qui commençaient au restaurant pour s'achever dans des boîtes à strip-tease. Ce superviseur qui se vantait de transporter des préservatifs dans son sac à dos. Un directeur qui a essayé d'embrasser de force une subordonnée, et un autre qui évoquait les seins de sa destinataire dans un mail professionnel." Cela pour le versant sexuel. 

Pour ce qui est de l'évolution dans la hiérarchie, "il y a eu toutes ces carrières interrompues ou ralenties. Des femmes qui étaient marginalisées dans les réunions et n'étaient jamais incluses dans le volant régulier de promotion. Des mises à l'écart de secteurs stratégiques comme celui du basket-ball." Et des réclamations ou plaintes jamais retenues... 

Ces constatations ont été faites dès 2016. Sans que personne ni à l'intérieur ni à l'extérieur n'en fasse quelque chose.  Par exemple, voici Fransesca Krane qui a fini par comprendre que "jamais, elle ne pourrait progresser dans cette compagnie" avant d'aller voir ailleurs ; ou encore des mots lancés et répétés par plusieurs personnes, humiliants, dégradants pour les femmes ; et celle-ci encore traitée de "stupide salope" par son supérieur qui lui a aussi jeté ses clés à la figure.

Victim blaming - "c'est vous le problème"

Amber Amin, pour sa part, était la cible de commentaires méprisants de la part de son supérieur qui la rabaissait devant tout le monde. Elle n'était pas la seule. Mais elle avait peur de le dénoncer. Dessinatrice-designer très bien notée pour ses performances, elle a fini par oser le faire. Deux jours plus tard, elle était licenciée. 
Une autre, Marie Yates, styliste a aussi tenté d'évoquer les problèmes qu'elle rencontrait avec son gestionnaire. A la direction des ressources humaines, on lui a répondu : "c'est vous qui êtes le problème". 

Paige Azevado se souvient de sa première rencontre avec l'un des plus hauts dirigeants de Nike. Elle s'attendait à un échange professionnel autour des questions de marketing numérique. Elle a juste eu droit à une autopromotion du monsieur et à quelques menaces voilées pour que la nouvelle venue ne gêne pas son fabuleux plan de carrière. Elle a quitté le groupe quelques mois plus tard. Elle a été suivie par d'autres femmes, certaines vétéranes de la marque, arrivées quand même à des fonctions essentielles, qui avaient mis toute leur énergie et leur talent au service de Nike. Des démissions en cascade, surtout en 2017, tandis que les hommes colonisaient tous les postes de pouvoir, phénomènes convergeants qui ont commencé à interpeller la direction générale, alors que les mots dièses #MeToo et #TimesUp envahissaient la toile. 

Poussées par cette vague,quelques salariées de Nike ont alors décidé de lancer un questionnaire anonyme et quasi clandestin pour recueillir les témoignages des unes et des autres. Les réponses ont été massives, le résultat si concluant qu'il a obligé la direction de la plus grande entreprise mondiale du vêtement et de la chaussure de sport (36 milliards de recettes annuelles) à réagir. D'abord six puis cinq autres de ses plus hauts cadres ont été priés de s'en aller. 

Trevor Edwards et Mark Parker Nike
A gauche, Trevor Edwards figure emblématique et président de la marque Nike, aujourd'hui déchu. On le voit ici au sommet de sa gloire en 2013 à Rio de Janeiro pour présenter l'équipe de foot sponsorisée par le groupe. A droite, Mark Parker, pdg du groupe, lors d'un match en janvier 2018, qui affirme n'avoir rien su, rien entendu, alors qu'il était proche du DRH David Ayre, lui aussi débarqué
AP Photo/ Dado Galdieri, Craig Mitchelldyer

Des problèmes confinés à un groupe isolé de hauts dirigeants, qui se protégeaient mutuellement.
Mark Parker, PDG de Nike

Les communicants de Nike ont changé leurs éléments de langage, et ont reconnu les faits, tout en les minimisant. "Des problèmes", disent-ils, "confinés à un groupe isolé de hauts dirigeants, qui se protégeaient mutuellement." Quant au PDG, Mark Parker, il jure dans une déclaration qu'il ne savait rien et que "cela lui a fait beaucoup de peine d'entendre qu'il y avait des recoins de la compagnie où des comportements inappropriés avaient cours, incompatibles avec les valeurs de l'entreprise et qui ont entravé le travail de certaines employées." En matière de condamnation de faits aussi condamnables, les dites employées devaient espérer des mots plus directs. 

Nous ne venions pas juste pour nous plaindre, nous voulions améliorer les choses.
Amanda Shebiel, employée de Nike, démissionnaire

L'une d'entre elles résume sans doute assez bien le sentiment qui prévaut : "Plusieurs de mes collègues et moi-même ont rapporté des incidents de cette culture sexiste, tissée de faits perturbants, dérangeants, menaçants, insultants, déloyaux, en espérant que quelque chose changerait qui nous permettrait d'être fières à nouveau de travailler pour cette marque. Nous ne venions pas juste pour nous plaindre, nous voulions améliorer les choses." Face à l'immobilisme qui les accueillait, Amanda Shebiel a jeté l'éponge et a démissionné en septembre 2017, après cinq ans de bons et loyaux services. Si elle se réjouit des rebondissements de mars/avril 2018, elle estime pourtant que c'est trop tard. "Pourquoi a-t-il fallu ce sondage anonyme et quasi clandestin pour que cela bouge ?", se demande-t-elle aujourd'hui. C'est une bonne question. Pourquoi maintenant ? 

L'argent, le nerf de la guerre...

On serait heureuse de penser qu'un vaste "mea culpa" a enfin envahi les consciences des messieurs qui président aux destinées de Nike. Mais la lecture des médias américains, tels le magazine Forbes ou le site Huffington Post, qui ont rendu compte des déboires de Nike, racontent une autre version, financière et économique celle-là. Dans ce secteur du vêtement et de l'accessoire sportif, la concurrence est impitoyable. Et le segment de ce marché qui s'avère le plus prometteur parce qu'il est celui qui connaît la croissance la plus rapide, est celui... des femmes.

À un moment ou la marque veut mettre toutes ses forces marketing pour attraper les sportives dans son escarcelle, ces révélations sur l'administration sexiste de la marque tombent très mal. D'autant qu'elles arrivent après une autre catastrophe, publicitaire, celle de la campagne pour des baskets féminines, confiée à la chanteuse FKA Twigs. Un tournage au Mexique qui a coûté des millions de dollars pour un premier un clip finalement détruit avant diffusion parce que certaines images rappelaient trop des scènes de strip-tease... Et un deuxième finalement validé... Et on vous laisse juge de la qualité de la mise en scène finalement retenue...

Les enjeux marchands sont considérables, le groupe encore dominant sur la scène mondiale, d'une valeur estimée de 112 milliards de dollars - l'équivalent du PIB du Koweit, employeur de 74000 salarié.es, pourrait être rattrapé par d'anciens et nouveaux venus. Les ventes chutent dans des secteurs cruciaux tels les chaussures de sport... Et cette fameuse cible féminine résiste : dans ce secteur, selon un économiste interrogé par le NYT, "Nike connaît une croissance à un seul chiffre, ce qui est très loin de leurs objectifs. Tandis que Lululemon ou Old Navy y obtiennent des succès fulgurants". 

Contre-offensive de genre

En catastrophe, le groupe tente de redresser la barre de l'égalité entre les sexes, en
poussant sur le devant de la scène ses égéries, telle l'escrimeuse américaine et médaillée olympique Ibtihaj Muhammad. Qui s'est empressée de répondre avec enthousiasme : "Quand des femmes extraordinaires se réunissent, c'est toujours magique Merci Nike, NikeWomen d'avoir mis autant de femmes inspirantes dans la même pièce et de nous donner une plateforme pour partager nos histoires de résilience.
Deux femmes viennent de rejoindre l'équipe dirigeante, la première Kellie Leonard au poste de "responsable de la diversité et de l'inclusion", une fonction inexistante jusque là, et Amy Montagne au poste de vice-présidente et directrice générale toutes catégories, en remplacement de Jayme Martin, l'un des partants, poussé lui aussi vers la sortie...
Deux nominations qui ne permettront pas encore de rééquilibrer la parité au sein de la multinationale : si les femmes constituent la moitié de ses effectifs, elles ne sont plus que 38% des cadres supérieurs et 29% des vice-présidents. 

Mais, des opérations d'image et quelques rustines ne suffiront pas. C'est toute une politique de gestion des personnels qu'il faudra revoir. Et sans doute repenser l'éthique qui guide le petit monde de Nike : "travailler dur, faire la fête, se lever tôt pour un jogging de 5 miles (environ 8 kms)". 

Malgré les réserves sur les tenants et aboutissants de cette révolution de palais, ce qui s'est passé ouvre bien des perspectives : savoir qu'un petit groupe de femmes a réussi à faire chanceler une équipe d'hommes obsédés par leur pouvoir, persuadés de leur immunité et de leur éternité, ne peut qu'inciter à tenter d'autres expériences... 
Parce que #yaduboulot 

Suivez Sylvie Braibant sur Twitter > @braibant1