Maria Paz Santibañez aura à peine connu le président socialiste Salvador Allende renversé et tué le 11 septembre 1973, voilà tout juste 40 ans. Mais elle aura vécu de toute la douleur de son corps la dictature du général Pinochet à laquelle fut soumis son pays jusqu’en 1990. La pianiste chilienne a survécu à une tentative d’assassinat lors des manifestations pacifiques estudiantines contre les militaires. Aujourd’hui elle vit à Paris et se souvient. Rencontre avec une survivante
L’histoire de Maria Paz, née en 1968, cinq ans avant ce 11 septembre 1973 qui renversa le président Salavadore Allende, se révèle comme une partition de musique, avec des nuances, des fortissimos, pianos, bémols et soutenus. Dès l’âge de 4 ans, elle est animée par une obsession, une seule passion jouer du piano. Elle se prépare, entre au conservatoire, passe des concours et en 1986 rejoint la Faculté Des Arts de l’Universidad de Chile, sous le régime de Pinochet. Déjà au lycée, elle s’interroge : « qu’est ce que je fais à jouer du Beethoven ou du Bach si dehors ils sont en train de tuer mes frères ». Lors de sa rentrée dans l’une sections musicales les plus actives de l’Universidad de Chile, elle prend des responsabilités dans le mouvement étudiant et participe activement aux manifestations de l’époque ; une première sous l’une des dictatures les plus répressives et sanglantes de l’Amérique latine. Soudain, un soir de septembre 1987, la lâcheté de la répression policière, un tir à la tête et voilà ses rêves brutalement interrompus, ce qui comptait plus à ses yeux : la chorégraphie de ses mains sur un clavier.
Vous appartenez à une génération qui a lutté et ouvert la voie pour gagner des espaces de liberté et dire non à la répression de la dictature. Comment définiriez vous le contexte de l’époque ? Le contexte était une dictature bestiale. Je suis la benjamine d’une famille de 7 frères et sœurs et il m’est arrivé de vivre la détention d’une sœur, d’un frère; chez moi, nous vivions une ambiance de lutte permanente contre la dictature. Je me suis inspirée du pianiste Miguel Angel Estrella qui allait partout dans les villages avec son piano en train de dénoncer les atrocités de la dictature en Argentine. J’ai décidé de participer aux manifestations et d’une certaine façon de rejoindre cette lutte contre notre dictature. Nos manifestations étaient pacifiques, avec des carnavals, des confettis. Nous voulions aller vers l’avant, démocratiser des espaces en bravant la menace. Nous étions convaincus que si nous restions les bras croisés, rien n’allait changer. Notre objectif était de renverser Pinochet. Vous et vos camarades répondiez à la menace de fermeture de l’Universidad de Chile, considérée peu rentable pour le rectorat de l’époque ? L’Université, dès le coup d’Etat (du 11 septembre 1973, ndlr), a subi des coupes budgétaires, des menaces ; les professeurs et les élèves ont été menacés. Les putschistes ne montraient aucun respect pour la vie universitaire, pour les échanges. Nous, les jeunes, ne voulions pas de cela. Nous voulions la liberté. Je suis jeune, je suis libre, je suis irresponsable et je cours de danger en danger pour changer tout ça. Quand tu partais de la maison le matin, personne ne savait si tu allais revenir le soir ; mais nous savions que notre mission était de servir de détonateur pour aller vers une vraie participation citoyenne et dans les meilleurs des cas, renverser le régime. Lors de cet élan de défense de l’université, les choses se précipitent… Oui, le mouvement a entrainé un état d’alerte générale. Il y avait des manifestations partout. L’université est devenue un espace de création, nous faisions des actions pour attirer l’attention des gens. Tout en étant très vigilants car nous n’avions pas le droit de descendre dans la rue. L’idée était d’enchaîner les coups d’éclat non violents, pour palier la répression, pour dire que d’autres alternatives existaient. Par exemple les étudiantes de danse vêtues de leurs meilleures tenues allaient danser en plein centre de Santiago pour récolter de l’argent et ensuite acheter de la peinture et faire de pancartes ; ou bien, on faisait un chœur à 4 voix et on chantait « il va tomber » devant la fac de musique. Nous étions l’avenir créatif et intellectuel du pays.
Le jour J arrive. Vous prépariez des petits meetings pour continuer vos actions ? Quels sont les moments qui précèdent l’attentat ? Le 24 septembre 1987 il y avait une réunion de la fédération universitaire. Apres cette réunion nous devions tenir des mini-meetings dans la rue. J’insiste sur le côté minuscule de ces rencontres car nous n’avions pas le droit de nous grouper. Donc, on se réunissait et au bout de 5 minutes la police arrivait pour nous disperser, pour cela il fallait avoir une stratégie, réunions rapides, quelques cris et paf ! Dispersion. Je devais porter des bombes de peinture pour quelqu’un qui se préparait à aller faire des tags, car je n’étais pas douée pour cela. Mais cette personne n’est pas arrivée et je suis partie pour mon parcours de meetings avec dans mon sac, la peinture. Parvenue à la hauteur du théâtre municipal de Santiago, je m’arrête et je demande à ma camarade de couvrir mes arrières, au cas où arrivait la police, car j’allais me pencher pour écrire par terre. Maria se tait, et ne peut plus raconter l’indicible. Un policier lui tire une balle dans la tête, alors qu’elle était accroupie en train de taguer un appel à la grève. …Il me reste seulement des bribes de souvenirs, à un moment où ma tête a explosé, où je tombe au ralenti, j’entends au loin assassin ! Les flics ! Moi je me disais les flics arrivent et je ne peux pas bouger ! Et là plus rien. Après, je me vois dans une voiture et je demande : qu’est ce qui s’est passé ? Car j’étais paralysée. On m’a dit « ils t’ont tiré dessus ! ». Je demande avec quelles balles ? Je voulais connaître la gravité de mon état. A ce moment je me rends compte que je ne peux pas bouger, je ne peux pas bouger mon coté gauche ! On me dit de rester tranquille. Dès mon arrivée à l’hôpital, on me demande mon nom : je donne mon nom, mon numéro de téléphone. J’entends il faut lui raser la tête ! Et je pense à mes cheveux. On me déchire la blouse que je portais et je dis « elle est à ma mère » et puis c’est tout. Le reste, je le sais uniquement par ce qu’on m’a raconté.
Une équipe d’un journal alternatif a tout de même réussi à filmer la scène... Un journaliste et un cameraman étaient présents et ils ont filmé, dans ma tragédie j’ai eu de la chance. Dans cette vidéo, on entend un premier tir et ensuite on voit le policier qui tire en l’air, des éléments clés pour déterminer ensuite ce qui s’est vraiment passé, au delà des témoignages. La version des témoins est qu’on me voit en train d’écrire par terre lorsque le policier pose son pistolet sur ma tête. Au même moment, je me redresse parce que la bombe à peinture ne fonctionnait pas et là, il tire. J’ai eu de la chance, car en faisant ce mouvement, j’ai fait bouger le pistolet avec ma tête, ce qui a permis à la balle d’entrer et de sortir. Beaucoup de gens se sont procuré des copies de l’enregistrement et ils les ont distribuées aux ambassades, aux journalistes étrangers. La vidéo a été diffusée très rapidement. Et puis une série de « merveilleuses chances » comme vous les appelez aujourd’hui, vous ont permis de rester en vie… J’ai eu la grande chance d’être secourue par Rodrigo Paz, étudiant en médecine ; il m’a sauvé la vie. Il m’a mise dans un taxi et a eu le reflexe de m’amener en neurochirurgie et pas dans n’importe quel autre service de l’hôpital. J’ai eu la grande chance que les infirmières m’ont cachée à l’intérieur de l’hôpital car la police est venue m’arrêter. J’ai eu la chance de croiser un médecin qui a payé de sa poche un scanner d’une clinique privée car celui de l’hôpital ne marchait pas. Marilen, une étudiante en kinésithérapie, a couru derrière la voiture sur une longue distance pour m’accompagner et une fois sortie du bloc opératoire, elle m’a obligée à bouger les mains. J’ai peu de souvenirs mais je sais qu’à ce moment-là se sont produis une série d’événements chanceux réunis. Tous ceux qui se sont trouvés là occupent une place si grande et particulière, ils font partie intégrante de ma vie. Vous êtes dans un état grave, paralysée, et détenue à l’hôpital sous la garde de policiers... Je ne peux pas décrire l’angoisse de ma mère quand elle entend que je ne passerai peut-être pas la nuit ou que je vais rester dans le coma. J’étais surveillée par la police mais au bout de 4 jours, une fois que la vidéo a été diffusée partout, elle a dû quitter ma porte à l’hôpital. C’est là où ma mère a porté plainte contre elle.
Pour vous commence une très longue convalescence… J’étais en vie et j’avais une seule obsession : pouvoir ouvrir la main. Quand ce moment est arrivé, des étudiants de la fac m’ont donné un clavier, j’ai commencé à jouer lentement avec le pouce d’abord. Un très bon copain, m’a fait un arrangement de la chanson « Le droit de vivre en paix » de Victor Jara. Je ne pouvais jouer qu’avec la main droite et mon pouce gauche faisait quelques petites notes. C’est la première chose que j’ai pu jouer. Une fois, au tout début de ma convalescence, j’ai demandé au médecin combien de temps cela prendrait avnt que je récupère mes mains. Il m’a dit « si d’ici un an et demi tu peux marcher considère toi heureuse, mais oublie le piano ». Alors se sont succédées beaucoup, beaucoup d’années avant de pouvoir recommencer à bouger les doigts, puis la main, enfin. Pendant une longue période, j’ai vécu beaucoup plus lentement. J’ai appris à être patiente. Avant les choses étaient faciles pour moi, j’avais l’habitude d’aller vite. Là j’ai appris à faire attention, à m’organiser, à être constante.
Dans cette histoire on vous sauve la vie et vous avez donné la vie. Le 31 décembre 1987, peu de temps après l’attentat, j’apprends que j’étais enceinte de mon fils Cristian. Il est fortement probable que je sois tombée enceinte le jour où le policier m’a tiré dessus. Les médecins pensaient que le bébé n’était pas viable, à cause des médicaments, des radios et de tous les traitements liés à ma guérison. On m’a fait des analyses et apparemment tout allait pour le mieux. Je me disais si cet enfant s’est accroché, c’est pour quelque chose. Cristian reste mon câble branché à la terre ! Avec mon fils à mes cotés, jamais je ne pourrais avoir le cafard. Il est né à Prague, j’ai décidé de partir pour me rétablir. Vos années à Prague vous les consacrez à vous réinventer, à travailler… A Prague (à l’époque, la ville était encore la capitale d’une Tchécoslovaquie sous influence soviétique, ndlr) apparaissent « des anges » comme je les appelle. J’ai reçu beaucoup de soutien et des gens incroyables m’ont aidée, accompagnée pour réapprendre à jouer le piano, à faire des exercices, en garder mon fils pendant que je passais des heures à me réconcilier avec le piano. J’ai contacté un professeur de l’Académie de Musique de Prague, j’ai pris des cours à son domicile. J’avais des enregistrements anciens où je pouvais montrer ce que je savais jouer et étais capable d’exécuter. Lui m’a réinventé tout un système pour que je puisse réapprendre à jouer. J’ai appris à jouer par effet miroir, tout ce que faisait la main droite, la main gauche le répétait. J’avançais lentement mais petit à petit, j’ai récupéré et créé certains automatismes qui m’ont permis de jouer à nouveau.
Le retour et un nouvel exil En 1991, Maria Paz retourne au Chili, elle vit sept années difficiles. En 1998, elle obtient son diplôme de pianiste. Retrouve son ancien professeur de piano. Elle ne veut pas jouer devant lui par peur, colère, honte. « J’avais peur très peur ». Mais son maitre lui apprend à se retrouver, lui redonne confiance, il connaissait tous ses gestes innés : « Il m’a redonné l’équilibre pour jouer à nouveau, les appuis, comment attaquer une note, ma position face à l’instrument, etc ». Et puis, en 1999 elle fait ses bagages et part pour Paris, définitivement. Elle apprend, joue, interprète, enseigne. « Je commence à étudier ici sans raconter à personne ma triste histoire. Lors d’un concert à la Cité des Arts en 2001, je joue le répertoire de mon examen universitaire et aussi un disque en préparation ; à ce moment-là, enfin, je sens que je commence à me déconnecter de mon passer, à partir loin, et enfin j’ai senti que j’étais passée à une autre étape. Depuis, j’ai récupéré non seulement ma motricité mais aussi mon identité. ». Après tous ces années de renouveau, quel est votre regard sur votre histoire ? Aujourd’hui, je peux dire haut et fort : le plus grand coup de pied au cul que j’ai donné à la dictature c’est de continuer à jouer du piano. Et si je le fais bien, il est encore plus fort. Je continue à travailler tous les jours et j’espère tous les jours un peu mieux. D’une certaine manière, j’ai réussi à m’imprégner de toute la force de ma génération. Si je me rétablissais, alors nous nous rétablissions tous ensemble. Même si dans cette histoire, il y a en beaucoup qui n’ont pas survécu. Moi je suis de l’autre coté et je dois pouvoir aller plus loin.
“Merci à la vie“, c'est le morceau que joue Maria Paz en ce 40ème anniversaire de la mort de Salvador Allende