Fil d'Ariane
Qui aurait pu imaginer Christine Angot jurée du Prix Goncourt ? Elle-même n'y avait sans doute jamais songé... L'écrivaine devient la quatrième femme aux côtés de six hommes dans un jury qui tend donc à se féminiser. Qu'on l'admire ou la déteste, elle est celle qui a osé briser le tabou de l'inceste, thème central de son oeuvre littéraire. À 65 ans, l'autrice conserve le gout de la provocation, portée par une écriture austère, brute, crue.
"La violence qui m'est faite à titre personnel me regarde, je me débrouille avec ça", confiait Christine Angot à l'AFP en août 2021. Mais avec l'inceste, "on est dans l'irreprésentable. C'est pourquoi je crois si important d'écrire le réel, de le représenter, même si c'est juste dans un livre, juste le temps de la lecture", soulignait-elle.
Née à la littérature dans des conditions violentes, Christine Angot, nouvelle membre de l'Académie Goncourt, a sublimé la souffrance liée à l'inceste dans une oeuvre empreinte de fureur.
La clé pour comprendre Christine Angot est un événement raconté plusieurs fois dans ses romans : quand elle a 13 ans, réapparaît son père, un homme jusqu'alors absent de sa vie, qui décide tardivement de lui léguer son nom. Cet intellectuel polyglotte se révèle être un violeur qui abusera d'elle, encore adolescente, et la tiendra sous son emprise jusqu'à ses 26 ans, quand elle coupera les ponts avec lui.
Comme elle le raconte dans Le Voyage dans l'Est, prix Médicis en 2021, vu comme son livre le plus lumineux, le contraste frappe entre l'impunité dont a joui cet homme, qui a brillé comme fonctionnaire international, père de famille, notable de Strasbourg, et les blessures de sa fille, écorchée vive.
"Est-ce qu'on demande à un enfant battu s'il a eu mal ? Pourquoi demande-t-on à un enfant violé s'il a eu du plaisir ? Un enfant battu est humilié par les coups, un enfant violé par les caresses. Ce sont des stratégies d'humiliation dans les deux cas. L'inceste est un déni de filiation, qui passe par l'asservissement de l'enfant à la satisfaction sexuelle du père," écrit-elle dans cet ouvrage majeur.
C'est là toute l'origine de son désir d'écrire, une forme de vengeance et de sublimation.
Née en 1959, la jeune fille a été élevée par sa mère à Châteauroux, après l'échec du couple de ses parents, comme elle le raconte dans Un amour impossible (2015), porté à l'écran par Catherine Corsini, avec Virginie Efira.
Etudiante en droit, elle est détruite par un dernier inceste, et n'exercera jamais dans ce domaine.
La littérature est une vocation qu'elle découvre à un moment de désespoir. "C'est ma passion", dit-elle.
"Pour écrire un livre, il faut vivre dedans. Écrire pour que le réel trouve une forme. Quand la forme est là, c'est une grande satisfaction. Mais vivre dedans n'est pas de tout repos. Il y a une satisfaction à y parvenir, jour après jour ; pour moi, vivre dans un livre est la plus grande des joies. Et quand je n'arrive pas à entrer dans un livre, la vie m'intéresse beaucoup moins", poursuit la romancière.
Ses premières œuvres n'obtiennent qu'un succès d'estime. En 1995, sur le plateau de l'émission Cercle de minuit, à la sortie de son quatrième ouvrage L'interview (Fayard), l'écrivaine avoue à mots couverts l'inceste dont elle a été victime, puisque c'est déjà le thème au coeur de ce livre. On découvre une jeune femme à fleur de peau face à la journaliste Laure Adler. "Qu'est-il arrivé à la narratrice ?" questionne l'animatrice. "Elle s'est fait bouffer", répond Christine Angot, puis elle se reprend, et dit avoir fait une confusion, "je parle de la journaliste". "Que lui est-il arrivé à la narratrice ?" réitère Laure Adler, "c'est simple, ça tient en un mot, c'est l'inceste, ça tient en huit pages". "Est-ce que ça fait du bien de dire ce qui vous est arrivé, ce qui s'est passé ?", interroge encore la journaliste. Christine Angot sourit et laisse passer un silence. "L'interdit de l'inceste permet de questionner l'interdit artistique, à savoir ne pas questionner l'auteur sur sa vie mais sur ses livres", concluera-t-elle.
La chose sera dite avec L'Inceste en 1999 (Prix Décembre 2015). "Impossible d'écrire quand on n'est pas soi même", y confie-t-elle.
"Je ne sais plus ce qu'il faut faire, je ne sais plus ce qu'il faut dire. Je vais raconter cette anecdote, je ne suis pas Nietzsche, je ne suis pas Nijinski, je ne suis pas Artaud, je ne suis pas Genet, je suis Christine Angot, j'ai les moyens que j'ai, je fais avec", écrit-elle encore.
"Voilà bien des choses qu'on ne profère pas, et surtout qu'on n’écrit pas, dans une société du soft, du light", s'enthousiasme la critique Josyane Savigneau dans Le Monde. Ce sera encore plus vrai avec un roman lourd des descriptions des relations sexuelles avec son père, Une semaine de vacances (2012).
Raillée parfois pour des récits moins consistants comme Le Marché des amants (2008), où apparaissent les doubles de l'autrice et du rappeur Doc Gynéco, son compagnon de l'époque, Christine Angot se soucie peu de la critique.
Austère pour donner le change, détestant se faire photographier et absente des mondanités, elle exprime l'essentiel de sa vérité dans son œuvre, qu'elle commente peu mais fait découvrir lors de lectures publiques.
Son côté éruptif s'exprime parfois dans des interventions télévisées, comme celle où elle lance à François Fillon, candidat à la présidentielle en 2017 : "Vous ne reculez devant rien ! Votre parole est malhonnête."
Un clash qui retient l'attention de Laurent Ruquier qui lui confiera le rôle de chroniqueuse dans son rendez-vous hebdomadaire du samedi soir On n'est pas couché sur France 2. Une aventure de courte durée qui générera son lot de polémiques. On retiendra notamment ses propos sur l'esclavage et la Shoah, en juin 2019. L'écrivaine avait ensuite lu une lettre d'excuses sur le fait de n'avoir pas réussi à "me faire comprendre et d'avoir blessé par mes propos". Une autre séquence avait elle aussi particulièrement choqué lors d'une émission dans laquelle l'élue écologiste Sandrine Rousseau était venue parler de son livre Parler sur le harcèlement sexuel en politique, et dans lequel elle raconte comment elle a été victime d’agression sexuelle par Denis Baupin. Après un échange plus que vif, la députée s'était effondrée en larmes. Un triste épisode de télévision qui avait été largement commenté et critiqué, que nous avions relaté dans un article Terriennes.
"La télévision m'a intéressée, c'est sûr, affirmait Christine Angot à l'AFP. Il y a eu des moments, je ne dirais pas à toutes les émissions, mais presque toujours, où en rentrant chez moi je me disais : là, il y a eu un petit truc. Ça me suffisait, ce sentiment".
Christine Angot reprend le siège de Patrick Rambaud, qui part "en raison de son état de santé", tout en restant membre honoraire (qui n'exerce plus la fonction mais en garde le titre, ndlr) de l'Académie Goncourt. Prix Goncourt pour La Bataille (Grasset) en 1997, Patrick Rambaud était entré à l'Académie Goncourt en 2008, succédant à Daniel Boulanger.
Christine Angot succède à Patrick Rambaud à l’académie Goncourt pic.twitter.com/UyDl47DAat
— Académie Goncourt (@AcadGoncourt) February 28, 2023
L'annonce de l'arrivée comme jurée Goncourt de Christine Angot a surpris, tout comme l’annonce, il y a sept ans, de celle de Virginie Despentes. Lauréate du prix Renaudot en 2010, pour Apocalypse bébé, Virginie Despentes fut jurée du Goncourt pendant quatre ans. Elle a démissionné en janvier 2020. Elle avait alors expliqué dans une lettre aux académiciens qu'elle manquait de temps pour écrire.
Présidée par Didier Decoin depuis janvier 2020, l'Académie Goncourt compte dix jurés, dont désormais quatre femmes. Outre Christine Angot figurent les écrivaines Camille Laurens (entrée en 2020), Paule Constant (depuis 2013) et Françoise Chandernagor (depuis 1995). Cette parité relative permettra-t-elle de rééquilibrer l'attribution de ce prestigieux prix littéraire français ? L'Académie reste depuis sa création en 1901 un cercle très masculin, avec seulement 10 % de femmes récompensées depuis le premier prix Goncourt en 1903. Douze femmes seulement ont reçu ce prix, dont trois depuis 2000 : Marie Ndiaye (2009), Lydie Salvayre (2014) et Leïla Slimani (2016).
Dans leur Journal, Jules et Edmond de Goncourt, les frères fondateurs du prix éponyme, évoquent la femme en ces termes : "Impudique, superficielle dans la conversation, intrigante, moralement méprisable, dépourvue de sens littéraire […] Dans le meilleur des cas, ces jolis animaux atteignent à l’intelligence du singe"...
En 1943, Simone de Beauvoir, pressentie pour son premier roman L’Invitée, se serait acheté une robe pour l’occasion. Finalement, c’est Marius Grout qui gagne. En 1954, elle est couronnée pour Les Mandarins, mais ne se déplacera pas pour recevoir le prix.