Fille d'un astrologue de Bologne, Christine de Pisan (1363-1431) est une femme de lettres qui a dû vivre de sa plume après la mort de son mari, en 1389. Elle écrit en 1405 Le Livre de la Cité des dames, dans lequel elle imagine une ville fortifiée utopique dont chaque pierre serait une femme douée de talents et de vertus. Il s'agit du premier écrit féministe qui soit parvenu jusqu'à nous.
A ceux qui disent qu’il n’est pas bon que les femmes apprennent les lettres
Je me merveille trop fort de l’opinion d’aucuns hommes qu’ils ne vouldroient point que leurs filles, femmes, ou parentes apprentissent sciences, et que leur meurs en empireroient. Par ce, peux tu bien voir que toutes opinions d’hommes ne sont pas fondées sur raison, et que ceux-là ont tort; car il ne doit mie estre présumé que de sçavoir les sciences moralles et qui apprennent les vertus, les meurs doivent en empirer; mais n’est point de doubte qu’ils en amendent et anoblissent.Comme doncques est-il à penser que qui suit bonnes leçons et doctrines, en doit empirer?
Cette chose n’est ni à dire, ni à soustenir. Je ne dye mie que bon fust qu’aucune femme estudiast en sciences de sortilèges ni en celles qui sont deffendues; car l’Eglise saincte ne les a pas ôtées pour néant du commun usaige; mais que les femmes empirent de sçavoir le bien, ce n’est pas à croire. N’estoit point de cette opinion Quintus Ortensius, qui estoit à Rome grand rhétoricien et souverain diseur. Celluy eut une fille nommée Ortence, qu’il moult aima pour la subtilité de son esprit et luy fit apprendre lettres et estudier en la dicte science de rhétorique (…)
Pareillement, à parler de plus nouveaux temps, sans chercher les anciennes histoires, Jehan Auldry, le solennel légiste à Bologne, il n’y a pas soixante ans, n’estoit pas d’opinion que mal fust que femmes fussent lettrées, quand à sa belle et bonne fille, qu’il tant aima, qui eut le nom de Novelle, fist apprendre lettres, et si avant, que, quand il estoit occupé de quelque besogne, par quoy il ne pouvoit vacquer à lire ses leçons à ses escholliers, il envoyoit Novelle, sa fille, à sa place lire aux escholles en chaire.
Et afin que la beauté n’empeschâst la pensée des oyants, elle avoit une petite courtine (un voile) au devant d’elle. Et par celle manière, elles quelques fois suppléoit et allégeoit les occupations de son père, lequel l’ama tant, que, pour mettre le nom d’elle en mémoire, fist une nottable leçon d’un livre de loys qu’il nomma, de sa fille, la Novelle.