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Chrystia Freeland, ministre des Affaires étrangères, un portrait signé de notre correspondante Catherine François à Radio Canada
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Chrystia Freeland, ministre des Affaires étrangères du Canada, l'art de la négociation en action

Chrystia Freeland a été nommée ministre des Affaires étrangères par Justin Trudeau en janvier 2017. Une nomination stratégique pour faire face à l’ouragan venu du sud : l’entrée à la Maison Blanche de Donald Trump. Ses talents de négociatrice conjugués à une fermeté certaine lui ont valu de recevoir le prix de meilleure diplomate de l'année décerné par le magazine Foreign Policy, qui avait, il est vrai, appelé à voter Hillary Clinton en 2016. Portrait 
Derrière ses yeux bleus acier et du haut de son 1,52 m se cachent un caractère trempé, une détermination de fer, une travailleuse acharnée qui connait ses dossiers sur le bout des doigts, une diplomate hors pair et une femme de principes : Chrystia Freeland est la ministre des Affaires étrangères du Canada. C’est elle qui porte sur ses épaules, depuis bientôt un an, le lourd mandat, le défi quasi impossible de renégocier l’ALENA, cet accord qui lie les économies américaine, canadienne et mexicaine depuis plus de 30 ans. Elle est la voix, claire, ferme et distincte, du Canada face aux velléités protectionnistes de l’administration Trump.

Une nomination stratégique

Chrystia Freeland a été nommée ministre des Affaires étrangères par Justin Trudeau en janvier 2017. Donald Trump avait annoncé par monts et par vaux sa volonté de déchirer l’ALENA qu’il qualifiait de pire accord commercial jamais signé par les États-Unis. Justin Trudeau a voulu doter son gouvernement d’une carte maîtresse pour affronter la tempête et il savait que Chrystia Freeland serait la femme de la situation. Il ne s’est pas trompé.

Née à Peace River, en Alberta, dans l’ouest canadien, d’un père fermier et d’une mère avocate d’origine ukrainienne, Chrystia Freeland a d’abord été une journaliste qui a mené une partie de sa carrière comme correspondante pour plusieurs quotidiens prestigieux (The Washington Post, The Economist, le Financial Times ) en Russie et en Ukraine. Elle a notamment couvert pour le Financial Time le délitement de l'empire soviétique, dans les années 1990. Mais elle est persona non grata à Moscou depuis qu’elle a publiquement dénoncé en 2014, et sans mettre de gants, l’annexion de la Crimée par Moscou en 2014. Une situation qui ne la gêne pas du tout a-t-elle précisé à plusieurs reprises, n’hésitant pas à poursuivre ses critiques envers la Russie et Vladimir Poutine.

De cette expérience, elle dira dans son discours de récipiendaire du prix de Foreign Policy : "Mon expérience d'observer de l'intérieur ce vaste et puissant régime autoritaire qui s'est effondré a profondément façonné ma pensée. C'était un moment euphorique et un moment où il était tentant d'imaginer que la démocratie libérale était à la fois inévitable et invulnérable.

Polyglotte et "polydiplômée"

Cette mère de trois enfants parle cinq langues : anglais, français, italien, russe et ukrainien. Elle a un diplôme en histoire et littérature ainsi qu'une maîtrise en études slaves. Élue une première fois sous la bannière libérale à Toronto en novembre 2013, elle est réélue en octobre 2015 et est tout d’abord nommée ministre du Commerce international.

C’est à ce titre qu’elle va mener les négociations entre le Canada et l’Union européenne pour le traité de libre-échange. On se souvient d’elle, les larmes aux yeux, épuisée après une nuit d’intenses discussions menées parce que le représentant de la Wallonie menaçait de faire capoter ces négociations à la dernière minute. Elle avait tenu, résisté et elle avait gagné sa cause.

Une répétition en quelque sorte, avant d’aller affronter la nouvelle administration américaine…

Nous devons réagir de manière calme et intelligente, mais nous devons rester fermes et toujours se souvenir de nos valeurs
Chrystia Freeland, ministre des Affaires étrangères du Canada

Depuis bientôt un an, la ministre Freeland consacre 80% de son temps aux renégociations de l’ALENA. Elle a passé plus de temps en mission à Washington qu’à Ottawa, multipliant les rencontres avec les Sénateurs, les députés, les gouverneurs américains afin de leur vanter les mérites du libre-échange entre le Canada et les États-Unis, afin de faire contrepoids aux décisions de l’administration Trump. C’est tellement intense qu’elle avoue en rêver la nuit ! « Une nuit à 3h30 du matin, j’ai dit à mon mari : j’ai une très bonne idée sur les règles d’origine des automobiles, il m’a répondu : mais dors, il est 3h et demi ! » raconte-t-elle en riant.

Jusqu’à maintenant, neuf chapitres pour renouveler cet accord ont été conclus, ce qui est déjà considérable a précisé la ministre lors d’une conférence au Conseil des relations internationales de Montréal. Mais il reste des sujets qui accrochent, et non les moindres : le mécanisme de gestion des conflits, que les Américains veulent éliminer car il a plus souvent qu’autrement été à leur désavantage au cours des dernières années. Ils aimeraient aussi renégocier l’accord tous les 5 ans, ce que refusent les Canadiens et les Mexicains.

Enfin il y a toute la question de la « gestion de l’offre » qui permet au Canada de protéger son marché agricole des produits américains et que bien sûr, Washington veut annuler, ce qui est hors de question pour Ottawa. « Nous sommes prêts à parler et à chercher des compromis, explique Chrystia Freeland, nous devons réagir de manière calme et intelligente, mais nous devons rester fermes et toujours se souvenir de nos valeurs ». La ministre prend soin de préciser que le Canada se prépare à tout, incluant le pire, soit le retrait des Américains de l’ALENA.

Diplomate de l’année

Les exportations considérables du Canada vers les États-Unis rendent son économie très dépendante de celle de son voisin du sud. Chrystia Freeland sait à quel point elle marche sur des œufs dans ces discussions difficiles, à la merci de quelques tweets intempestifs postés par le président américain. Son discours ferme, mais toujours dans les limites de la diplomatie, lui ont valu le titre de « diplomate de l’année » décerné par magazine américain Foreign Policy, prix qu’elle est allée chercher le 13 juin 2018 à Washington où elle a prononcé un discours qui a marqué (vidéo en anglais ci dessous). Un rappel à préserver la démocratie : "L'idée que la démocratie pourrait vaciller, ou être renversée dans des endroits où elle s'était auparavant épanouie, peut sembler farfelue. Mais d'autres grandes civilisations se sont élevées, puis sont tombées. C'est de l'orgueil de penser que nous serions résolument différents."

De par son rôle dans ces négociations cruciales pour le Canada, Chrystia Freeland est la ministre qui se démarque le plus au sein du gouvernement Trudeau et l’une des plus influentes. Elle suscite l’admiration aussi au sein d’une bonne partie de la population canadienne. "Chrystia Freeland a parlé honnêtement et ouvertement aujourd'hui en (parfait) français à Montréal. Nous avons la chance d'avoir un si solide leadership en matière d'affaires étrangères qui représente le Canada et la diplomatie internationale." s'enthousiasme une fan sur twitter. 
Mais la diplomate compte aussi des détracteurs (dont certains si sexistes que nous nous garderons bien de rapporter leurs propos ici)... qui la voient mener une politique étrangère "truffée de faiblesses" en particulier dans l'analyse de la montée des populismes partout dans le monde. "Chrystia Freeland pose bien le problème auquel l’ordre libéral fait face, mais son diagnostic est tronqué et ses silences, nombreux." écrit ainsi le politologue, journaliste et politicien québécois Jocelyn Coulon. 
La pression est très forte sur ses épaules : de l’issue de ces négociations dépend le tiers de l’économie canadienne, rien de moins. Elle se dit malgré tout optimiste : elle croit que le bon sens va finir par triompher dans ces discussions. Et elle va consacrer une partie de son été à poursuivre le dialogue avec ses homologues, américain et mexicain. Il n’y aura pas vraiment de vacances pour la ministre canadienne des Affaires étrangères…