Chute libre au féminin : Karine Joly, championne du monde, "la liberté en plein ciel"

"Aller plus haut", voilà sans doute le refrain qui rythme le quotidien de Karine Joly. Dix ans de compétition, de nombreux titres et records mondiaux, et plus de 6000 sauts - un palmarès de haute voltige pour cette championne de chute libre. Une passion qu'elle partage avec son compagnon des airs et mari. Rencontre.
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kj en plein vol
Le "freefly"- littéralement "vol libre" - est une discipline qui, petit à petit, s'ouvre aux femmes. Karine Joly en est l'une des plus belles ambassadrices, affichant, avec son mari, un palmarès mondial de haute voltige. 
©karinejoly.airwax/instagram
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Une routine, ou presque, pour ce duo de choc : tout d'abord, le grand saut à 4000 mètres d'altitude, puis 42 secondes, seulement, pour exécuter des figures libres ou imposées. Le "freefly", apparu dans les années 1990, regroupe toutes les positions de la chute libre : debout, assis, la tête en bas, la tête en haut, sur le dos, sur le ventre… La chorégraphie aérienne "doit être rythmée, technique, fluide tout en offrant un spectacle visuel original", comme le précise la Fédération française de parachutisme sur son site.

Et à deux, le ballet est encore plus spectaculaire et les sensations plus fortes...  

En dix ans, Karine Joly et Greg Crozier, partenaires en "freefly" comme à la ville, se sont constitués un palmarès impressionnant : champions du monde et d’Europe, quatre fois en France, vainqueurs de la Coupe du monde, des médailles d’argent et de bronze ainsi que plusieurs records, dont quatre mondiaux. "Karine fait partie des trois femmes championnes du monde, c'est beau, car en général les binômes sont masculins", tient à préciser Greg Crouzier. Ils forment un trio avec leur caméraman Baptiste Welsh, indispensable élément de l'équipe, car c'est à lui que l'on doit ces incroyables images qui permettent aux jurys de suivre les figures en plein ciel. 
 
Outre des sauts d'avion, entre 10 et 12 par jour avec 50 secondes de chute libre par saut, le couple s'entraîne aussi en soufflerie, enchaînant des sessions de 15 minutes. 

Malgré la crise sanitaire, l'important était de continuer à promouvoir ce sport partout dans le monde. Entre Rio, Dubaï, les Maldives, la Namibie ou quelque part en Espagne, où le couple enchaîne entrainements, formations et compétitions, Terriennes a pu recueillir les confidences de cette voltigeuse du ciel et de son champion de mari. 

Terriennes :  Qu'est-ce qui vous a donné envie de sauter pour la première fois ? Vous souvenez-vous de ce tout premier saut ? 

Karine Joly : Mon tout premier saut était un cadeau de ma marraine pour mes 18 ans. Ce cadeau m'a complètement transformée, m'a subjuguée et a aussi changé le cours de ma vie. Cette liberté m'a transcendée. Quand je me suis posée, je me suis dit qu'il fallait absolument que je trouve le moyen d'en faire plus qu'un passe-temps. A cet âge-là, on ne gagne pas encore sa vie, donc c'est compliqué de se payer ce genre de formation. Cela a pris quelque temps. J'ai commencé à apprendre à sauter seule à 23 ans et, depuis, je n'ai jamais arrêté. Mon premier emploi était dans l'architecture intérieure et design. Mais comme j'ai parallèlement commencé la compétition, les entraînements devenant de plus en plus conséquents, j'ai dû travailler à mi-temps, puis franchir le pas et lâcher mon job pour ne plus faire que ça. Je suis devenue formatrice et je donnais des cours en soufflerie, mais en l'air aussi ; j'accompagnais des personnes qui savaient déjà sauter, mais qui voulaient améliorer leur technique de déplacement. 
Ces dernières années, de plus en plus de femmes pratiquent la chute libre. Tout est fait aujourd'hui pour encourager les femmes à venir dans ce sport.  
Karine Joly, championne du monde "freefly"

Peut-on dire que le milieu du parachutisme est plutôt masculin, et donc machiste, ou pas ? Est-ce que ça fait une différence d'être une femme dans ce milieu, dans la compétition ? 

C'est un milieu masculin, essentiellement, de par son histoire, car cette discipline vient du milieu militaire. C'est donc un domaine assez viril, en effet, mais cela évolue. Ces dernières années, de plus en plus de femmes pratiquent la chute libre. On voit de plus en plus de "dropzone", des centres d'entraînement qui accueillent des femmes. Tout est fait aujourd'hui pour encourager les femmes à venir dans ce sport.  

Est-ce que vous avez observé des situations sexistes, subi des remarques ?

Oui, forcément ! C'est vrai que lorsqu'on navigue dans un milieu de militaires, on peut difficilement échapper à ce genre de remarques. Et puis je pense que pas mal d'hommes ont du mal à accepter qu'une femme soit meilleure qu'eux dans ce style de discipline. C'est surtout ça que j'ai pu relever à travers certains comportements.  Donc on peut entendre des paroles un peu déplacées, mais rien de vraiment méchant, j'ai envie de dire ! En même temps, c'est vrai que lorsqu'on entre dans ce sport, il vaut mieux venir avec un "petit" caractère pour pas se laisser marcher dessus, donc ça endurcit aussi pas mal. Mais encore une fois, ça évolue, les mentalités changent, je le vois aussi. Il y a des hommes qui acceptent tout à fait que des femmes pratiquent cette discipline et qu'elles soient même plus fortes qu'eux. Et puis beaucoup de démarches officielles sont prises pour aller contre le sexisme. Aujourd'hui, c'est assez surveillé. En ce qui me concerne, j'adoptais la méthode caméléon ! C'est-à-dire que lorsque j'ai commencé, il y a presque vingt ans, maintenant, c'était plus dur qu'aujourd'hui. Ma technique, c'était de ne pas me laisser faire, de répondre du tac au tac, de riposter aussi fort que l'attaque. 

Physiologiquement, physiquement, ressent-on des différences ? Les femmes et les hommes sont-ils sur un plan d'égalité ? 

Physiologiquement, je ne pense pas, mais physiquement, c'est vrai qu'on est légèrement moins endurantes. La chute libre, ça tire sur les bras ; les commandes avec la voile, aussi, demandent pas mal de force musculaire. On utilise surtout du gainage en chute libre, et cela se travaille tous les jours. C'est sûr qu'avec mon partenaire, lorsqu'on donne des cours en soufflerie, lui, qui a un corps musclé et très résistant, peut voler des heures dans le simulateur. Moi, j'en fais moins, mais chacun apporte sa touche, donc on s'en sort très bien. 

Alors justement, vous vous pratiquez en duo avec votre compagnon, pourquoi avoir choisi cette option et non un duo féminin ? 

Le freefly est une discipline très technique. Et ce n'est pas un milieu où il y a beaucoup de femmes. C'est beaucoup plus facile, en compétition, d'avoir un partenaire masculin qu'une partenaire féminine. Si, à l'époque, il y avait eu une femme de mon gabarit et avec mon expérience, je pense que j'aurais tout à fait pu choisir de faire de la compétition avec elle. Mais j'avoue que le faire en duo quand on est en couple, c'est vraiment quelque chose en plus. C'est la symbiose au sol qu'on étend en l'air, et c'est vrai que c'est génial ! D'un regard, on comprend ce que l'autre pense et ce qu'il faut faire, comment compenser, c'est chouette ! 

Il y a aussi une notion de danger, est-ce que vous y pensez ? 

Honnêtement, pas du tout. On y pense beaucoup quand on apprend. Comme on ne sait pas trop dans quoi on s'embarque, le cerveau envoie des messages d'alerte. C'est lié à l'adrénaline. On se jette de l'avion, on ne sait pas trop "à quelle sauce on va être mangé", on cherche surtout à respecter les procédures en espérant que tout se passe bien. A force de répéter et d'enchaîner les sauts, et de voir que tout va bien, on se sent en confiance, d'autant plus que le matériel, aujourd'hui, est ultra-performant et fiable : on a deux parachutes, plus un système de sécurité qui ouvrirait notre parachute de secours si jamais on tombait dans les pommes, par exemple. Avec la régularité des sauts, l'adrénaline s'en va, il n'y a plus de danger de mort. On se concentre plus sur l'exercice à exécuter. 

On essaie aujourd'hui de mettre en avant des femmes sportives modèles, quelles seraient les vôtres ? Ou serait-ce plutôt un homme modèle ? 

C'est un sport relativement jeune où il n'y a pas vraiment de modèle. Quand j'ai commencé, il n'y avait pratiquement pas de femmes dans ma discipline, du coup c'est un homme qui m'a vraiment marqué : Omar Alhegelan, qui volait en position du lotus. Il était tellement élégant à voir ! Je me demandais comment arriver à une telle maitrise de son corps ; le voir flotter comme ça, c'était vraiment magnifique ! Ce qui est incroyable, c'est que j'ai eu l'occasion, par la suite, de le rencontrer plusieurs fois, et il est même devenu un ami. C'est génial de pouvoir partager le ciel et ses idées avec une de ses idoles. 
 Vous-même, pourriez incarner le rôle de femme modèle dans ce sport ? Auriez-vous un message à transmettre aux jeunes filles qui seraient attirées par cette discipline ? 

Oui, de ne pas écouter les gens qui disent qu'on ne peut pas y arriver ! Si on veut y arriver, on peut y arriver. Il faut vraiment se faire confiance. Une chose que j'ai remarquée, et qui est assez féminine chez mes élèves en simulateur de vol, c'est l'impression que les femmes sont très dures avec elles-mêmes, il faut apprendre à s'aimer, se permettre d'essayer, de ne pas y arriver et puis de recommencer. Y aller avec douceur et bienveillance avec soi-même. 
  Une question pour votre mari Greg Crozier. Pourquoi avoir choisi une femme, et pour le coup votre compagne ? Voler en duo avec son épouse, ça change quoi ? 

Greg Crozier : C'est sûr que choisir un binôme masculin aurait été carrément plus simple et plus rapide ! 
K.J : C'est un peu machiste de dire ça non ? (rires)
G.C : Non pas du tout ! Ce serait pareil si tu avais choisi un binôme féminin ! En fait, c'est Karine qui m'a "sauvé", en quelque sorte. Mon père était totalement contre le parachutisme. Il faisait de la montgolfière et pour lui, se jeter d'un avion, c'était l'anti-sport aéronautique, une aberration ! Inconsciemment, ce fut un frein très fort à ma pratique. Je n'assumais pas du tout. Quand Karine est arrivée, elle m'a fait comprendre qu'il fallait que je dépasse cette frustration et que je ne pouvais pas vivre avec ça. Je ne me suis même pas posé la question, du coup, et c'était totalement naturel que l'on fasse équipe ensemble. Peut-être, au début, que c'était plus compliqué, mais dans la longévité, on passe tellement de temps tous les deux, et c'est tellement difficile d'atteindre le plus haut niveau, que cela a fini par payer. 
kj et GC photo à deux
Karine Joly et Greg Crozier lors de notre entretien en visioconférence, au printemps 2021. 
©IM
Comment ça se passe la vie de couple en l'air ?!

K.J : On n'a pas vraiment de routine, au sol comme en l'air. Et puis comme on voyage tout le temps, on n'a pas de maison, donc pas de dispute sur qui doit faire la vaisselle ! Jusqu'ici, il n'y a pas eu de dispute majeure qui aurait pu impacter une compétition. Des fois, on bataille pour une idée de chorégraphie et il y a bien sûr des ajustements, jusqu'au moment où l'un des deux lâche !
G.C : C'est sûr, il y a eu parfois de grosses discussions ! (rires) Mais dans notre sport, grâce à notre duo mixte, car nous ne sommes pas nombreux, c'est certain que nous avons ouvert des portes. Cela semble plus souple aujourd'hui. On va dire qu'on a défriché un peu le terrain de la mixité !