Fil d'Ariane
Eleni garde les yeux baissés, les mains nouées et la voix basse. Elle a peur des regards désapprobateurs, des oreilles qui traînent. Pourtant elle sait qu'ici, à Paris, son histoire ne choquerait pas. Mais c'est plus fort qu'elle : enfant, on lui a toujours dit que ne pas mener une grossesse à son terme était un péché. Alors elle a honte de son histoire, préfère se confier anonymement. Là où elle a grandit, l'avortement est toujours interdit.
Pourtant, Eleni est née dans un pays aujourd'hui membre de l'Union européenne : Chypre. Lorsqu'elle est tombée enceinte, elle venait de fêter ses dix-huit ans. Une amourette d'été, une relation sexuelle après une fête arrosée... Personne ne lui avait jamais parlé de la pilule. Du préservatif, à peine. Il a suffit d'une fois. « Je n'avais mes règles que depuis deux ans, je ne savais pas vraiment comment tout ça fonctionnait... Ça peut vous paraitre absurde ici, mais chez nous, c'est un sujet toujours tabou », murmure-t-elle d'une voix tremblante.
Officiellement, l'avortement est interdit. Mais si on paye, les médecins ferment les yeux
Eleni
Après plusieurs semaines de retard, l'adolescente finit par comprendre que quelque chose cloche. Pas question de se confier à sa mère, elle l'obligerait à garder l'enfant. C'est donc vers sa grande soeur que la jeune fille se tourne. « Heureusement qu'elle était là. C'est elle qui m'a acheté le test de grossesse, elle qui m'a emmené dans une clinique privée de Nicosie, la capitale. Dieu merci, j'étais majeure. Officiellement, l'avortement est interdit. Mais si on paye, les médecins ferment les yeux », confie la jeune fille furtivement. Ce souvenir, elle n'en parle jamais. Ou presque.
Comme Eleni, elles sont nombreuses à transgresser la loi pour interrompre une grossesse non désirée sur cette île qui porte aussi le nom d'Aphrodite, la déesse de l'amour et de la fécondité qui serait née sur ses rivages. Un texte datant de 1974 et amendée en 1986 autorise l'Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) uniquement en cas de viol ou sur indications médicales. Autrement dit, le liberté de choix n'est pas au programme. Mais dans les faits, les choses sont un peu différentes.
Maria Epaminonda dirige seule l'unique planning familial du pays – un planning familial qui n'en porte que le nom. « Nous ne proposons pas de services médicaux ou de prescription de contraceptifs. Notre association, le Cymfamplan, a une mission informative : notre action consiste à aller dans les écoles et dans les universités pour instaurer un dialogue autour des questions relatives à la sexualité », précise la directrice. Dans le petit bureau qu'elle occupe au coeur de Nicosie, quelques brochures sont disponibles. On vient ici pour échanger, pour apprendre, pour obtenir quelques préservatifs gratuitement, pour trouver des solutions, aussi. « La question de l'avortement est très délicate... Officiellement, il est interdit, sauf dans certaines cas très précis. Officieusement, de nombreuses cliniques privées le pratique. Mais pour ça, il faut payer ».
600 euros pour interrompre une grossesse : voilà le montant de l'avortement à Chypre, pour un salaire minimum fixé à 920 euros. « Depuis des mois, le Parlement doit ratifier un amendement qui élargirait l'accès à l'IVG. Mais ça traîne... Il y a de nombreuses pressions pour ralentir le processus, notamment à cause de l'influence de l'Eglise orthodoxe », note Maria. Les oppositions à cette ouverture se manifestent en termes très virulents.
Rien d'étonnant dans un pays qui a été dirigé pendant plus de quinze ans par monseigneur Makarios III. Ce dernier, à la fois archevêque et premier président de la République de Chypre au début des années 1960, symbolise toujours la résistance à l'ancienne puissance coloniale britannique. Un lourd passé qui explique le poids du religieux aujourd'hui, dans une île où plus de 95% des habitants se disent orthodoxes. « C'est un paradoxe: en Grèce, la même Eglise est assez tolérante, assez moderne sur les questions de moeurs. Ici, le clergé est très conservateur et c'est un véritable frein pour l'avancée des droits des femmes, détaille Maria. Par exemple, il n'y a aucun mouvement féministe d'ampleur chez nous. »
La militante associative n'ose d'ailleurs pas s'exprimer publiquement au sujet de l'IVG. « Ce serait contre-productif. Mon rôle n'est pas de mener une campagne mais d'aider les femmes à se sortir de situations difficiles, de faire de la prévention. Ici, se faire entendre trop fort est mal vu », admet-elle. La faute à une société encore largement patriarcale où les traditions méditerranéennes peinent à laisser la place aux femmes dans le débat public.
L'ironie, c'est que côté turc, la loi est plus permissive, malgré les idées reçues !
Evie Adreou, journaliste
« Sur 56 élus au Parlement, il n'y a que 6 femmes ! », s'exclame Evie Adreou. Cette journaliste du Cyprus Mail, l'un des quotidiens leader de langue anglaise sur l'île, est spécialiste des sujets de mœurs et de société. Selon elle, la route est encore longue pour le "deuxième sexe" à Chypre. « Bien sûr, les femmes travaillent, font des études. Mais elles accèdent encore trop peu aux postes de direction et n'ont que peu d'influence dans le débat public. » D'après elle, l'avortement se décide dans le secret des maisons et se gère entre femmes. « La pratique n'est pas nouvelle ici : avant ma naissance, ma mère a dû interrompre une grossesse. C'est ma grand-mère qui a pris en charge le coût de l'opération. Elle ne l'a jamais raconté à son mari. »
Mais le principal problème réside surtout dans le coût de cette opération : « Les hôpitaux publics refusent d'interrompre des grossesses, même dans le cadre légal. Il n'y a donc pas de choix possible, il faut payer. D'autant qu'à Chypre, la pilule du lendemain n'existe pas et presque aucune jeune femme n'a accès à la pilule classique. Alors pour celles qui viennent de classes plus pauvres, la question ne se pose pas vraiment », regrette la journaliste. « L'ironie, c'est que côté turc, la loi est plus permissive, malgré les idées reçues ! »
Depuis 1974, Chypre est en effet coupée en deux. Au nord, la “République turque de Chypre du Nord”, reconnue par la seule Turquie. Au sud, la “République Chypriote”, membre de l'Union européenne. Turcophones et hellénophones vivent séparés par un mur de barbelés qui traverse l'île d'Est en Ouest. Tegiye Birey est une amie d'Evie. Chercheuse en « gender studies », elle habite de l'autre côté de la ligne verte. Cette militante du droit des femmes décrit une législation effectivement plus libérale à Chypre-Nord. « L'avortement après dix semaines de grossesse est un crime ici. Ce qui sous-entend qu'il est possible et 'légal' avant ça... Mais c'est un peu ambigu », détaille-t-elle.
Bien que la loi soit plus souple, la démarche ne semble pas forcément plus facile qu'au sud. « Dans les faits, si une femme est mineure, il lui faudra l'accord de ses parents. Si elle est mariée, son époux devra signer. Et bien qu'il soit possible de subir un IVG gratuitement à l'hôpital, de nombreux médecins refusent de le pratiquer si la femme ne présente pas de certificat de mariage... »
La montée de l'islamisme en Turquie déteint sur nous
Tegiye Birey, chercheure
D'après Tegiye, si la loi permet dans la partie nord de l'île d'interrompre une grossesse malgré tout, c'est en raison du poids jusqu'ici relativement faible du religieux dans la vie quotidienne. « Mais ça risque de changer très bientôt. La montée de l'islamisme en Turquie, depuis la présidence Erdogan, déteint sur nous. On voit de plus en plus de familles être payées pour envoyer leurs enfants à l'école coranique par exemple... Ce qui ne présage rien de bon pour le droit de femmes, j'en ai peur ».