Fil d'Ariane
Cindy Blackstock se bat inlassablement pour faire valoir les droits de 163 000 enfants autochtones, toujours surreprésentés en foyer d'accueil au Canada. L'universitaire et militante a reçu le "prix Nobel des enfants" pour son action, une lutte qui n'est pas sans sacrifices. Portrait.
La professeure Cindy Blackstock avec son ourson, devenu la mascotte de sa cause.
Il y a les prix Nobel, les officiels, et il y a les "Nobel" dits alternatifs qui choisissent de récompenser l'engagement de militant-e-s pour les droits humains.
Cindy Blackstock reçoit le Nobel des enfants, le 4 octobre 2023.
Pour son édition 2023, les millions d'enfants participant aux Prix mondial des enfants 2023, également connu sous le nom de "prix Nobel des enfants", ont choisi de saluer le combat que mène depuis des années la Canadienne Cindy Blackstock contre la discrimination subie par les enfants des Premières Nations au Canada.
À la fin des années 1990, Cindy Blackstock travaillait aux services de protection de l’enfance dans la région de Vancouver. Quelle ne fut pas sa surprise de constater qu’en "traversant la rue", dans la Première Nation de Squamish, les services qui étaient offerts ailleurs ne l’étaient plus dans la communauté.
L’ancienne travailleuse sociale se souvient très bien d’un enfant atteint de paralysie cérébrale, dont la marchette tenait à peine avec un bout de ruban adhésif. Le gouvernement fédéral refusait de lui en payer une nouvelle, sous prétexte qu’il ne finançait qu’une seule pièce d'équipement médical tous les cinq ans pour chaque enfant.
J'avais entendu des travailleurs sociaux parler de l'inégalité dans les réserves. Je n'ai pas vraiment compris l’amplitude de ce qu'ils disaient avant mon premier jour de travail. Cindy Blackstock
"Ça aurait été financé sans hésitation à l’extérieur d’une réserve", lance, assise dans son bureau du pavillon Wilson Hall de McGill, cette militante qui, malgré les embûches, n’a jamais perdu le sourire. "J'avais entendu des travailleurs sociaux parler de l'inégalité dans les réserves. Je n'ai pas vraiment compris l’amplitude de ce qu'ils disaient avant mon premier jour de travail", résume-t-elle.
Fille d’une mère blanche et d’un père de la Nation Gitksan, Cindy Blackstock a grandi en Colombie-Britannique dans un milieu ouvrier. La petite Cindy – qui aujourd’hui, à 59 ans, possède un doctorat en travail social de l’Université de Toronto, ainsi qu’une dizaine de doctorats honorifiques – ne connaissait pas la signification du mot "université" avant d’entendre le mot prononcé par un cousin éloigné.
« En tant qu’Autochtone dans le nord de la Colombie-Britannique, on ne s’attend pas à ce que tu deviennes quelqu’un. Cette idée que tu es “sauvage” est déjà dans la société. Ça vient par messages, de l’Indien et du cowboy [...], l’idée que tu es moins intelligent que les autres, que tu grandiras en vivant du bien-être social ».
Jordan Dumais, 3 ans, se tient aux côtés de sa mère lors de la cérémonie de reconsécration de l'église Sacré-Cœur des Premiers Peuples, le dimanche 17 juillet 2022, à Edmonton, en Alberta.
Au tournant des années 2000, Cindy Blackstock et d’autres chercheurs ont constaté que pour chaque dollar reçu des provinces pour la protection des enfants non autochtones vivant hors réserve, les enfants des Premières Nations recevaient seulement 78 cents du fédéral. Le système ne permettait donc pas aux agences de protection de la jeunesse de remplir leur mandat, et les enfants autochtones continuaient à être envoyés en famille d’accueil en grand nombre.
Le comité auquel elle siégeait, qui a été mis sur pied par le gouvernement de Jean Chrétien, a donc soumis un rapport avec 17 recommandations… qui n’ont jamais été appliquées. Le gouvernement a plutôt commandé une seconde étude « plus détaillée » quelques années plus tard.
Pendant ce temps, les inégalités se creusaient.
"Et la question est devenue : à quel point sommes-nous courageux ? Allons-nous faire une troisième étude pendant que les enfants continuent à souffrir, ou avons-nous le courage de poursuivre le gouvernement en cour ?", souligne-t-elle.
Poser la question, c’était y répondre.
En février 2007, Cindy Blackstock dépose une plainte contre le gouvernement du Canada devant le Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP), dénonçant la discrimination raciale à l’endroit des enfants autochtones. Bien que le Tribunal lui donne raison neuf ans plus tard, elle est loin de se douter du véritable parcours du combattant qui l’attendait.
La Société de soutien à l'enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, l’organisme qu’elle dirige, perd son financement d’Ottawa "presque immédiatement". Le gouvernement va en outre multiplié les procédures – parfois illégales – afin de faire tomber la cause, notamment en l’espionnant et en surveillant sa page Facebook et ses courriels. Le commissaire à la protection de la vie privée a même ordonné au gouvernement de cesser ces activités et de verser 20 000 $ à Cindy Blackstock, argent qu’elle a donné à des organismes d’aide à l’enfance.
La victoire est finalement venue le 26 janvier 2016. Le TCDP a alors statué qu’Ottawa exerçait une discrimination à l'endroit des enfants dans les communautés. Le gouvernement est sommé de mettre en oeuvre le "principe de Jordan", qui vise à assurer aux enfants autochtones le même accès aux services de santé que les autres petits Canadiens. Le principe a été créé à la mémoire du petit Jordan River Anderson, de la Première Nation de Norway House au Manitoba, mort après que ni le gouvernement fédéral ni le provincial ne s'entendent pour prendre la responsabilité de financer ses soins à domicile.
La victoire a toutefois été de courte durée. Par quatre fois, le TCDP a blâmé Ottawa pour le traitement réservé aux enfants autochtones, concluant que peu de choses avaient changé depuis sa décision rendue en janvier 2016. Néammoins, depuis 2016, plus de 350 000 affaires relevant du principe de Jordan ont été approuvées.
Quand elle était enfant, Cindy Blackstock travaillait comme cueilleuse de pommes de pin en forêt, dans le nord de la Colombie-Britannique. Une à une, elle les mettait dans son sac en toile de jute.
Pourquoi le Canada traite-t-il injustement ces enfants alors qu'il y a tant de progrès sur les questions LGBT et les questions relatives aux droits de la personne ? Cindy Blackstock
À bien des égards, dit-elle, cette activité ressemble au travail qu’elle fait aujourd'hui, chaque pomme de pin représentant en quelque sorte une pièce du casse-tête qu’elle tente de reconstituer. "Je suis toujours en train de cueillir des pommes de pin pour essayer de comprendre : pourquoi le Canada traite-t-il injustement ces enfants alors qu'il y a tant de progrès sur les questions LGBT et les questions relatives aux droits de la personne ?"
Une autre qu’elle serait sans doute devenue amère au fil du temps et des déceptions. Mais Cindy Blackstock est une battante et une éternelle optimiste. Sa foi, surtout à l’égard des enfants, n’a jamais vacillé.
Cindy Blackstock se sépare d'ailleurs rarement de sa mascotte, un ourson en peluche représentant les 163 000 enfants pour qui elle lutte. Lors de l'entrevue, un ourson qui tient un coeur trône sur son bureau. Un parmi plusieurs oursons qu'elle a collectionnés au fil des années.
"À chaque génération, nous avons une chance de créer une nouvelle société. Les bureaucrates avec lesquels nous traitons au gouvernement vont être remplacés par ces enfants, qui ont une compréhension totalement différente de ce qui est juste, et ils ne trouvent aucune excuse à la discrimination. C'est ce qui me donne beaucoup d'espoir", conclut-elle.
Un article à retrouver sur le site de notre partenaire Radio Canada
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