Terriennes

Cinéma : "I'm not a witch", au pays des sorcières esclaves

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©TV5MONDE / Commentaire : K.G. Barzegar - Images : M. Vanden Bossche - Montage : R. Clémendot

Premier long-métrage de la réalisatrice Rungano Nyoni, "I'm not a witch", plonge le spectateur dans l'enfer tragi-comique de l'esclavage moderne en Zambie: celui d'une fillette, accusée de sorcellerie, transformée en phénomène de foire et exploitée à des fins lucratives.

Shula (Margaret Mulubwa) a neuf ans. Une tignasse courte et frisée. Des yeux intelligents qui ont vécu. Un legging pailleté et un T-shirt crade, bien trop grand pour elle, avec l'inscription "#bootycall", ce qui se traduit en gros par "coup d'un soir"... On ne sait pas trop d'où elle vient, ni qui l'a abandonnée à son sort. Tout ce que l'on sait, c'est que les gens du village où elle vit l'ont prise en grippe. Pire, ils l'accusent de sorcellerie...

Après un interrogatoire express dans un commissariat local, où Shula demeure obstinément muette, la policière blasée chargée de l'enquête s'en remet à un grand ponte du gouvernement, spécialiste auto-proclamé des questions de sorcellerie... 

Au lieu d'être envoyée en orphelinat, la frêle fillette est donc expédiée dans un "camp de sorcières". Une sorte de parc d'attractions pour touristes en mal de sensations et d'exotisme bas de gamme, où des dizaines de femmes sont regroupées et condamnées par la superstition des hommes, esclaves d'une supercherie lucrative gérée par le gouvernement lui-même.

Pour Shula, le choix est simple : soit elle choisit d'être une sorcière et de vivre prisonnière avec les autres femmes, soit elle décide qu'elle n'est pas une sorcière, mais elle sera alors frappée d’un sortilège : maudite, elle se transformera en chèvre... 

Une fable satirique sur l'exploitation des femmes

Ainsi démarre "I'm not a witch" (en français "Je ne suis pas une sorcière"), premier long-métrage de la réalisatrice d'origine zambienne, Rungano Nyoni. "Les camps de sorcières existent sous différentes formes dans diverses régions d'Afrique. En Zambie, ils sont plutôt informels. Au Ghana, ils sont formels et existent depuis une centaine d'années (...) alors j'ai utilisé le concept, l'idée de ces camps, et je l'ai transformé en une analogie, un mythe, un conte de fées", confie Rungano Nyoni.

Un "conte de fées satirique" et cynique, à la fois cruel et drôle, pour raconter l'esclavage et l'exploitation de son héroïne et, par extension, des femmes en général, le commerce crapuleux de la sorcellerie par des hommes bien décidés à s'enrichir et à profiter de la crédulité ou des croyances de leurs compatriotes.

Vous avez ces femmes qui sont très fortes mais elles acceptent en fait leur sort, comme si c'était une donnée divine, ce que j'ai beaucoup de mal à accepter.
Rungano Nyoni​, cinéaste

Peu à peu, au fil des scènes, se dessinent les contours d'une société patriarcale sous la toute puissance des hommes où les femmes, elles-mêmes, sont complices du sort qu'elles subissent. "Le système tout entier est presque fataliste", conflie Rungano Nyoni. "Vous avez ces femmes qui sont très fortes mais elles acceptent en fait leur sort, comme si c'était une donnée divine, ce que j'ai beaucoup de mal à accepter."

"I'm not a witch" et sa petite héroïne issue de l'imagination de la cinéaste proposent l'ébauche d'une voie de sortie, une possibilité d'émancipation pour les femmes. "C'est ma façon à moi d'exprimer mes frustrations", sourit-elle. "Dans certaines sociétés, les femmes s'habituent généralement à être des citoyens de seconde classe et elles deviennent complices de cela, comme si c'était normal qu'elles soient traitées de cette façon."

Une mise en scène follement inventive

Sur le plan visuel aussi, la réalisatrice multiplie les inventions pour exprimer la servitude féminine, comme ces immenses bobines de ruban blanc attachées aux corps des femmes qui les encombrent en permanence, les empêchent de se mouvoir librement, et les maintiennent prisonnières. Une allégorie terriblement poétique de la condition de ces femmes sorcières, contraintes par une société qui les craint et les entrave...

Une fable féministe

Tourné à Lusaka avec des acteurs amateurs, cette fable féministe allie décors insolites et scènes de vie surréalistes, teintée d'une bonne dose d'humour noir et rythmée par une musique tantôt jazzy et tantôt baroque, un mélange étonnant pour des spectateurs occidentaux. 

"J'avais une obsession : que le film ait la même structure qu'un conte de fée zambien. Nos contes sont pleins de musique, ils changent de genres. Ils sont un peu étranges et ils finissent souvent de manière très abrupte", explique la réalisatrice  dont le prénom Rungano signifie "conte de fées". "Si j'avais décidé de raconter cette histoire comme nos contes de fées, d'une façon aussi pure et dure, aussi rock and roll, mon film aurait été moins accessible, et je voulais qu'il soit accessible, alors j'ai quand même pris l'idée du conte : c'est une façon si belle d'apprendre la vie sans être littéral."

"I'm not a witch" est un de ces petits miracles que nous offre le 7e art, inclassable et d'une immense beauté onirique. Le Festival de Cannes ne s'y est pas trompé en sélectionnant le film à la Quinzaine des réalisateurs en 2017.

I'M NOT A WITCH
Un film de Rungano Nonyi
Zambie - 2017
104 mn

Avec Margaret Mulubwa, Henry B. J. Phiri, Nancy Mulilo
Produit par Clandestine films, Soda Pictures

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