Imaginez un monde dans lequel les femmes ne portent que des costumes, sifflent les hommes dans la rue, où le célèbre cimetière parisien se rebaptise « La Mère Lachaise »… Voilà pour planter le décor de ce premier film français produit par Netflix, Je ne suis pas un homme facile, premier long métrage de la réalisatrice et comédienne Eleonore Pourriat, qui vous l’aurez compris, inverse les codes de genre.
Au centre de cette histoire, un homme, à la fois héros et anti-héros de cette dystopie imaginée par la cinéaste et comédienne Eléonore Pourriat. Lui, c’est Damien, incarné à l'écran par l’acteur Vincent Elbaz. Dragueur invétéré, boulimique insatiable de sexe et d'amantes, à tendance misogyne, ce beau gosse, quadra, se prend un poteau en pleine tête, et se réveille, incrédule, dans une société devenue matriarcale : aux femmes le pouvoir, aux hommes les poussettes et les congés "pater".
De quoi donner lieu à des scènes assez gourmandes. Damien ira même jusqu'à se faire épiler le torse à la cire chaude en forme de ticket de métro, à essayer des remonte-fesses pour mettre en valeur son postérieur moulé dans un short. Très court le short et fendu s'il vous plaît...
Caricature me direz-vous, oui , et non, car justement c'est l'effet recherché, comme lorsqu'on met le doigt là où ça fait mal, ou comme le grincement d'une craie sur un tableau noir. Alors on peut se poser la question, pourquoi serions-nous choqués, et pourquoi parler de caricature, alors qu'il ne s'agit finalement que de notre normalité (subie) inversée ?
Les femmes portent le costume, celui qui incarne tant la puissance, portent les cheveux courts, et boivent des bières, urinent debout, dans des clubs de striptease où des danseurs à longue chevelure se contorsionnent autour d'une barre dans des "pole-dances" langoureuses et suggestives, les tétons cachés sous des étoiles à paillettes.
Un monde patriarcal inversé
Milieu professionnel, intimité, sexualité, publicité, codes vestimentaires, harcèlement sexuel... Tout y passe. Dans les rues de ce Paris au féminin, le cimetière du Père Lachaise devient celui de la Mère Lachaise, les panneaux de pub affichent des photos de jeunes éphèbes, dénudés, aguicheurs et ultra-sexualisés. Dans un bistrot, un groupe d'hommes, voilés, n'arrive pas à se faire servir et se fait insulter par la patronne.
Le héros ne tiendrait pas seul dans cette histoire, sans son interface féminine. Et puisqu'on nous annonce une comédie romantique, on attend l'intrigue amoureuse. Celle-ci aura bel et bien lieu entre Damien et une certaine Alexandra Lamour, écrivaine à succès. Dans ce rôle de femelle alpha blanche, Marie-Sophie Ferdane, voix grave et androgyne, excelle. Telle une manthe religieuse, elle dévore ses amants comme elle boit son whisky, vite et sans sentiment. Dans son dressing, où sont rangées au cordeau des dizaines de chemises immaculées, on trouve alignés sur des étagères de grands pots de verre, remplis de billes, classés par année ... Des trophées millésimés de ses conquêtes. Un jour, un ex-amant éconduit vient par dépit mettre à sac son appartement luxueux, au décor ultra-design et "masculin", dans lequel trônent sur la table basse des statues en forme de godemichets rutilants. Sur sa porte, il peint le mot "Truie".
Caricature aussi la bonne copine ? Celle qui, dans l'autre monde, passait pour la pas très jolie, un peu bébête et éternelle célibataire devient l'allumeuse, celle qui drague lourdement Damien, le plaque contre le mur, l’embrasse à pleine bouche, et fuit en une seconde à la vue de son torse trop poilu à son gout (d’où le ticket de métro cité plus haut, ndlr), formidablement interprétée par l'humoriste Blanche Gardin (Molière 2018 de la catégorie humour).
Sous forme de clin d'oeil politique, Eléonore Pourriat invente un mouvement de "masculistes", petit hommage aux Femen comme elle nous le confiera dans notre entretien. Pour réclamer le respect de leurs droits, bafoués, les militants de
Nichons-nous partout enfilent des postiches de seins en latex (inspirés de La Barbe, un autre mouvement féministe, ndlr), pour manifester devant le Collège de France contre les "clitocrates".
Tout est dans l'art du détail. Dans une scène, des femmes se retrouvent tard dans la nuit pour une partie de poker, et là c'est la reine qui gagne, et non le roi. Dans les dialogues, c'est l'écriture inclusive qui est retenue, l'héroïne se présente elle-même comme autrice et non comme auteur. Pendant ce temps, à la maison, les hommes au foyer prennent des cours de préparation à l'accouchement, suivent devant leur télé des séances de stretching en repassant les chemises de ces dames...
Du court métrage à Netflix
L'idée de ce film est issue d'un court métrage réalisé par Eleonore Pourriat en 2010,
Majorité opprimée, qui raconte la journée d'un homme subissant le sexisme dans un univers parallèle. Pour prolonger la vie de son film, la cinéaste le met en ligne trois ans plus tard sur YouTube.
« Je voulais pouvoir le montrer aux gens, qu'il ait une vie hors des circuits du court-métrage, le montrer au grand public et surtout aux jeunes et ailleurs qu'en France », nous explique-t-elle depuis New York où elle vit
. En quelques
jours, le film totalise environ 20 000 vues sur la plateforme, puis elle poste une version sous-titrée en anglais. C'est le carton. Le court métrage devient viral. Le New York Times en parle. Depuis, il a enregistré pas moins de 15 millions de vues. Démonétisé par Youtube pour cause d'image "choquante", une femme seins nus en train de courir, ce film n'a pas rapporté un euro à sa réalisatrice.
Un succès qui n'échappe pas à Netflix, qui va alors contacter Eléonore Pourriat pour lui proposer d'en faire un long métrage.
« Pour moi c'était une vraie chance, que Netflix vienne me chercher, je n'ai pas vraiment un long parcours de réalisatrice, c'était assez incroyable qu'on me fasse ainsi confiance, surtout pour un film avec cette thématique féministe ! », ajoute la comédienne
, « en plus ça me permettait de retrouver une exposition internationale, comme celle que j'avais eue sur Youtube avec le court, et c'est vraiment ce que je voulais ».
Pour l'accompagner, deux producteurs franco-américains installés à Los Angeles, Eléonore Dailly et Edouard de la Chomette, qui se sont fixés pour mission de développer des projets de réalisatrices présentant des sujets hors du commun. Pour la petite histoire, il faut préciser qu'Eleonore Dailly est membre du conseil de Alliance of Women Directors, une des premières organisations américaines soutenant la parité pour les réalisatrices en cinéma et télévision. Elle avait donc suivi avec beaucoup d'intérêt le retentissement de
Majorité Opprimée auprès du public américain.
« Il nous a donc semblé tout naturel de financer et produire ce film, qui dès sa genèse était ancré dans la culture française mais avec un thème très universel. C’est ce qui nous a immédiatement plu et également convaincu de le présenter chez Netflix, qui avait exprimé antérieurement un intérêt auprès de la réalisatrice pour une adaptation de son court métrage », nous explique Edouard de la Chomette, depuis Los Angeles.
Comédie romantique, politique et féministe
Le film est sorti le 13 avril 2018 dans 190 pays. Là aussi, il trouve très vite son public. Eleonore Pourriat reçoit des dizaines de messages des quatre coins de la planète, et cela dès les premières heures qui ont suivi l'arrivée du film sur Netflix. Du Brésil, d'Espagne, de Corée, du Japon, des femmes mais aussi des hommes :
« Beaucoup d'entre-eux me disent : mais c'est à ce point là ? Je ne me rendais pas compte de ce que vous les femmes vous vivez ! », nous dit-elle.
J'avais envie de partager ce que vivent les femmes au quotidien et dont les hommes n'ont pas conscience
Eleonore Pourriat, réalisatrice
« C'est justement pour cette raison que j'ai fait ce film. J'avais envie de partager ce que vivent les femmes au quotidien et dont les hommes n'ont pas conscience, faire expérimenter aux hommes ce que nous les femmes avons appris à intégrer avec le temps, d'où l'idée de l'inversion, ça permettait aux hommes d'être dans notre peau », explique la réalisatrice.
En inversant les choses, on se rend compte à quel point notre monde est absurde dans ses inégalités
Eleonore Pourriat, réalisatrice
Face au risque de sombrer dans le cliché et la caricature, elle répond
« En fait ce n'est pas plus caricatural que notre monde ! En inversant les choses, on se rend compte à quel point notre monde est absurde dans ses inégalités, ça rend visible des choses qui sont devenues invisibles. Rien n'est inventé ou caricatural, toutes ces situations existent. Ce sont des accumulations de détails qui au final n'en sont pas, et qui pèsent sur les femmes. »
« On s'est beaucoup amusés avec mon équipe à travailler tous ces petits détails, les décors, les costumes, mais aussi la gestuelle, tout en essayant de ne pas tomber dans l'imitation, des femmes par les hommes et des hommes par les femmes. Le but c'était d'interroger le genre, et la construction qu'est le genre », ajoute Eléonore Pourriat.
Totalement libre de son casting, la réalisatrice a pu choisir de reprendre certains des comédiens de son court métrage. Pour incarner Damien, la personnalité de Vincent Elbaz s'impose à elle,
« Il fallait un acteur à la fois très populaire, sympathique, il a d'ailleurs parfaitement joué le jeu, et je crois qu'il y a pris un certain plaisir, même à porter un mini-short ! Quand à Marie-Sophie Ferdane, je la connaissais du théatre, et puis Blanche Gardin, j'avais vu à New York son spectacle, elle collait vraiment à ce rôle. » Elle-même interprète une psy,
« C'est un peu comme mon travail en tant que réalisatrice, on écoute, on regarde les acteurs, ce n'est pas imposer une vision, on travaille avec ce qui leur échappe. »Netflix ne communique aucun chiffre sur le nombre potentiel de personnes ayant visionné le film sur sa plate-forme, mais c'est dans la durée de diffusion que l'on peut mesurer son succès. Selon les quelques infos qu'Eléonore Pourriat a pu obtenir, il marche très bien en France et dans les pays latino-américains, et commence à trouver aussi son audience aux Etats-Unis. « Les messages que je reçois me servent de jauge, récemment ils viennent du Mexique, d'Argentine, et aussi de Turquie, on sait que Marie-Sophie fait un tabac au Japon, elle reçoit des dizaines de dessins d'elle ! Visiblement son style androgyne séduit là-bas ! J'ai aussi de plus en plus de retours de la part de la communauté LGBT. »
S'agit-il d'un film féministe ? Oui, clairement, sans aucun doute ! D'ailleurs, il serait temps que ce soit un mot que l’on utilise sans problème.
Eleonore Pourriat, réalisatrice et comédienne
Eléonore Pourriat travaille actuellement sur un roman, et ne prévoit pas de film dans un avenir proche. A la question, Je ne suis pas un homme facile est-il un film féministe ? Elle répond : « Oui, il l'est clairement, sans aucun doute ! D'ailleurs, il serait temps que ce soit un mot que l’on utilise sans problème. »
Cette comédie romantique et plutôt divertissante nous raconte la rencontre amoureuse entre deux prédateurs des deux sexes dans un monde de stéréotypes inversés, les femmes devenues puissantes n'y sont guère sympathiques, et les hommes en version Desperate Housewives sont un peu pathétiques. Quelques mots prononcés par la psy, incarnée par la réalisatrice, nous invitent à rêver à un troisième monde, où les unes et les uns ne seraient pas contre les autres mais marcheraient ensemble. De la dystopie à l'utopie, un tout autre scénario...