Cinquième procès de Pinar Selek : "On ne peut pas s'habituer à l'injustice"

Cela fait vingt-six ans que Pinar Selek est poursuivie par l'Etat turc pour un acte terroriste qu'elle n'a pas commis. Son cinquième procès se tient le 28 juin 2024 à Istanbul, toujours en l'absence de la sociologue et écrivaine réfugiée en France. Elle dénonce un "acharnement" irrationnel.

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Pinar Selek
La sociologue turque Pinal Selek, lors d'une interview à Istanbul le 8 janvier 2001.
Depuis 2013, elle vit en exil en France.
©AP Photo/Kerim Okten
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"C'est un procès kafkaïen. Je suis face à l’irrationalité, et après vingt-six ans, je refuse de m'y habituer, même si c'est difficile d'imaginer ce qui peut se passer vendredi", confie Pinar Selek à la veille de l'audience du 28 juin. Celle-ci a lieu suite à la décision de la Cour suprême turque d'annuler, il y a deux ans, le dernier acquittement prononcé en 2014 contre la chercheuse qui enseigne désormais à l'université de Nice.

La solidarité féministe transnationale est l'antidote le plus efficace contre le fascisme". Pinar Selek

Comme lors de la première audience, en mars 2023, une délégation internationale d'une cinquantaine d'élus, d'avocats et de représentants du monde culturel et associatif, ainsi que des représentants des consulats de France et de Suisse à Istanbul, ont assisté à la deuxième audience devant une salle comble, fin septembre 2023. 

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Ce 28 juin 2024, une soixantaine de membres de son comité de soutien, dont de hauts responsables d'universités, seront présents au tribunal. Pinar Selek suivra pour sa part les débats depuis Lyon, dont elle a été récemment faite citoyenne d'honneur, au coeur d'un rendez-vous qui se veut militant et culturel à l'Hôtel de ville. "Le message est clair : la solidarité féministe transnationale est l'antidote le plus efficace contre le fascisme", insiste-t-elle.

"L'acharnement contre notre collègue est insupportable. Il méconnaît ses droits les plus élémentaires. Il méprise aussi la liberté académique et en cela concerne toute la communauté scientifique", dénonçait mi-juin l'université Côte d'Azur et l'association France Universités, qui réunit les dirigeants de 115 établissements publics d'enseignement supérieur et de recherche.

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Faux procès

A la fin des années 1990, la sociologue Pinar Selek travaille sur les minorités en Turquie. Militante féministe, elle défend les droits des personnes LGBTQI+ et la cause kurde. C’est cet engagement qu'elle va payer au prix fort, par l'acharnement judiciaire de l'Etat turc, dont elle subit encore les conséquences vingt-six ans après. 

Elle est accusée d’avoir posé une bombe dans le marché aux épices à Istanbul, le 9 juillet 1998. Sauf qu'entre-temps, les experts mandatés par la justice turque l'ont confirmé : il n'y a jamais eu de bombe et c'est l'explosion accidentelle d'une bouteille de gaz qui a fait sept morts et 127 blessés ce jour-là.

Elle sera détenue deux ans et demi en prison. "À cette époque, les conditions étaient meilleures qu'aujourd'hui, nous étions dans des dortoirs. Maintenant, ce serait l'isolement total. J'étais torturée, mais il y avait une solidarité entre prisonnières... on s'entraidait beaucoup", confie Pinar Selek sur le site de France 3 régions

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Pinar Selek décorée de la médaille Vermeil par la Mairie de Paris, en mars 2023.

DR

Contre les violences faites aux femmes

Libérée en 2000, elle est au coeur d'une mobilisation internationale qui, depuis, ne s'est pas démentie. Alors elle met à profit sa notoriété pour se battre en Turquie. Elle organise une "Rencontre des femmes pour la paix" à Diyarbakir, dans l'est de la Turquie. Cette première mobilisation sera suivie d’autres rencontres à Istanbul, Batman et Konya.

En 2001, elle fonde avec d’autres féministes l’association Amargi qui s’engage dans les mobilisations contre les violences faites aux femmes, pour la paix et contre toutes les dominations. En 2002, Armagi organise une marche des femmes qui rassemble des milliers de femmes convergeant de toute la Turquie vers la ville de Konya.

En 2004, Pinar Selek publie Barisamadik ("Nous n’avons pas pu faire la paix"), un livre sur la culture militariste et les mobilisations pour la paix en Turquie. En 2006, elle cofonde  la revue féministe Amargi, dont elle est rédactrice en chef. 

barisamadik

C'est un dur métier que l'exil...

En 2009, Pinar Selek est contrainte de quitter la Turquie, face aux menaces qui suivent la publication et le succès d'édition de Devenir un homme en rampant, un recueil de témoignages sur la construction de la masculinité dans le service militaire. 

Partie d'abord en Allemagne, elle s'installe ensuite en France, dont elle a la nationalité ; elle vit aujourd’hui à Nice, où elle est rattachée à l'université Côte-d'Azur. Mais les menaces persistent et, le 6 janvier 2023, la Turquie délivre un mandat d'arrêt international contre elle. 

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Infatigable militante, Pinar Selek a repris l'an dernier les entretiens de Devenir un homme en rampant pour approfondir et élargir sa réflexion sur les racines de l'hégémonie masculine en Turquie et ses conséquences sur la violence politique dans Le chaudron militaire turc, publié en octobre 2023, peu après la deuxième audience de son cinquième procès.

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Le 26 janvier 2023, Pinar Selek était l'invitée du JT international de TV5MONDE et répondait aux questions de Marian Naguszewski quelques jours après que la justice turque a délivré contre elle un mandat d'arrêt international.


TV5MONDE : Comment réagissez-vous à cette décision de la justice turque ?

Pinar Selek : Cette décision de la Cour suprême me condamne à la prison à vie, mais aussi à une persécution sans fin. Ce procès dure déjà depuis vingt-cinq ans, la moitié de la vie. Je résiste, pourtant, car je sais que je ne suis qu'un tout petit point dans le grand tableau de la résistance, qui se paye au prix très fort en Turquie.

Mon procès est l'un des indicateurs d'un mal enraciné en Turquie depuis bien longtemps. Il reflète à la fois la continuité du régime autoritaire et la configuration actuelle du dispositif répressif. Ce jugement est un paragraphe politique mis en place à l'approche de l'élection présidentielle qui aura lieu en mai 2023.

Vous pensez que vous payez la situation politique à l'approche des élections ?

Quelques jours avant l'assassinat des Kurdes à Paris, fin décembre 2022, j'ai écrit sur mon blog du site de Mediapart que l'année 2023 était prévisible, qu'avant les élections il y aurait des attentats organisés par les "invisibles". Pas besoin d'être medium pour comprendre comment le gouvernement en difficulté allait mettre en place une stratégie de chaos qui se nourrit du seul répertoire politique du pays. L'attentat du 13 novembre 2022 à Istanbul était annonciateur du pire. Après avoir désigné les Kurdes comme coupables, le gouvernement a lancé des opérations transfrontalières. Ce climat de chaos empêche aussi une possible alliance électorale entre les Kurdes et les kémalistes.

En 2002, le gouvernement néoconservateur et néolibéral est arrivé au pouvoir en voulant se rapprocher de l'Union européenne, avec des promesses de démocratisation. Mais la conjugaison de multiples effets liés aux  alliances économiques et politiques transnationales a causé la faillite de la politique néo-ottomane du gouvernement, et les ouvertures se sont refermées. L'AKP au gouvernement s'est allié aux loups gris de l'extrême droite, et le pays est entré dans une période marquée par la dérégulation économique, juridique et sociale.
 

Pour quelles raisons la Cour suprême a-t-elle annulé votre acquittement de 2014 ? Que vous reproche-t-on exactement ? Toujours cette explosion au bazar égyptien, en 1998, qui, selon les experts mandatés par la justice, était due à une fuite de gaz ?

Oui, c'est toujours la même raison. Mais il y a deux procès. Un premier pour mes recherches et un autre pour l'attentat. A l'époque, ils ont attribué l'explosion aux Kurdes, puis un faux témoin cité mon nom, avant de déclarer qu'il ne me connaissait pas. Ensuite, les experts ont conclu à l'absence de bombe.

On ne peut pas s'habituer à l'injustice, mais tant que les pays occidentaux n'adopteront pas une position claire face à la Turquie, comme pour l'Iran, la situation ne changera pas.
Pinar Selek

Et pourtant, ce procès continue malgré quatre acquittements, le dernier remontant à 2014, dont je pensais qu'il était définitif. Mais le procureur a à nouveau fait appel. Le dossier était à la Cour supême, puisqu'il n'est pas possible de faire indéfiniment appel en cassation. Une audience est maintenant prévue le 31 mars 2023 à Istanbul pour statuer. Difficile pour le tribunal de résister, mais je sais que de nombreux avocats se mobilisent, ainsi que des écrivains, députés, sociologues et beaucoup d'autres qui, depuis la France, la Suisse, l'Allemagne, l'Italie, viendront témoigner dans cette affaire.

Jusqu'ici j'ai résisté pour ne pas me soumettre à la domination, mais aussi face à la répression, j'ai résisté pour continuer à mener mes travaux d'enseignante-chercheuse à l'université de Nice. On ne peut pas s'habituer à l'injustice, mais tant que les pays occidentaux n'adopteront pas une position claire face à la Turquie, comme pour l'Iran, la situation ne changera pas.