Art rebelle

Clemen Parrochetti, femme multiple et artiste de la ré-invention

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Clemen Parrocchetti fresque

Clemen Parrocchetti en train de peindre une fresque murale à l’intérieur de l’usine Alfa-Rome occupée, Milan, 1978.

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Autrice d’une œuvre foisonnante, l'artiste italienne Clemen Parrochetti, féministe avant l’heure, a investi le dessin, la sculpture, l’installation. Le Frac Lorraine, à Metz, lui consacre une exposition, sa première monographie en France. 

"Femme porte-épingles, femme-matelas, femme-objet" : des fils de laine cousus sur une plaque de métal énoncent en rouge ces mots pour dénoncer la perception de la femme qui prévalait toujours dans les années 1960, avant que la révolution culturelle et sociale de mai 68 passe par-là, avant que la loi, la société, les moeurs tracent un chemin net dans cette jungle de préjugés qu'était l’Italie catholique et conservatrice de l’époque. 

À propos d'un certain déjeuner

Clemen Parrocchetti, A proposito di un certo pranzocon croci, gioielli e fiori [À propos d'un certain déjeuner avec des croix, des bijoux et des fleurs], 1969.

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La rébellion par l'art

Née en 1923, Clemen Parrochetti était issue de la bourgeoisie de Milan. De son enfance et adolescence, elle se rappelle une éducation stricte, d’abord subie, puis détonateur de sa rébellion. Elle prend à bras-le-corps le combat pour l’émancipation des femmes des couches sociales populaires, elle en fait la matière de son art. 

Torturata e repressa

Clemen Parrocchetti, Torturata e repressa (Torturé et réprimé), 1975

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La rage de dénoncer

En voyant ces dessins, ces phrases, ces manifestes, ces installations, cette iconographie sensuelle et en même temps monstrueuse, on pense instinctivement à Frida Kahlo, avec laquelle elle partage une rage de montrer le pouvoir féminin, de dénoncer les discriminations et les injustices à son encontre. En commun avec l’artiste mexicaine tourmentée par ses problèmes de santé et son amour passionnel pour Diego Rivera, elle a aussi cet univers d’images un peu naïves, la force presque désespérée des mots et de la couleur, l’élément funèbre et monstrueux qui suggère l’aspect prosaïque de la sexualité et la férocité de cette case où on loge les femmes dès leur naissance, construite avec des copeaux de diktats, des gravats religieux, des coulées d’injonctions. 

Lamento del sesso

Clemen Parrocchetti, Lamento del sesso (Lamentationdu sexe), 1974

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De la destruction naît la création 

Clemen Parrochetti sait suggérer avec créativité et ironie la capacité féminine à inventer et à se ré-inventer, à donner naissance à de nouveaux cycles, à transformer les ennuis et les instants douloureux en moments lumineux. 

Lorsque dans sa belle demeure de Borgo Adorno, entre Piedmont et Lombardie, elle retrouve ses tissus dévorés par les mites, elle commence à étudier les insectes, leur forme, leur anatomie. Elle exorcise le problème en créant des mites géantes avec les tissus abimés, retrouvant ainsi le pouvoir créateur qui mortifie le pouvoir destructeur.

Tarma

Clemen Parrocchetti, Tarma (Mite), 1998

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Femme multiple

A partir de 1957, avec sa première exposition à la Gallerie Spotorno de Milan, Clemen Parrochetti commence à faire connaitre son oeuvre en Italie et à l’international. Le prestigieux Prix Pirandello, reçu dans la ville sicilienne d’Agrigento, n’est pas anodin. N’était-ce pas le célèbre dramaturge italien qui célébrait le concept de Un, personne et cent mille (Uno, nessuno, centomila) pour exprimer la multiplicité d’identités qui existent en nous ? Clemen Parrocchetti incarne par le biais de l’art la même idée, cette idée de femme multiple, femme qui soigne, femme aimante, femme objet et victime, femme créatrice, femme sensuelle, femme-enfant et femme guerrière qui se bat pour ses droits. 

On joue les équilibristes sur le fil tendu entre ces facettes ; son oeuvre nourrit les veines de ces identités multiples.

Autoportrait, Clemen Parrocchetti, 1995.

Autoportrait, Clemen Parrocchetti, 1995.

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Militante, battante, engagée

La femme battante est aussi la militante féministe italienne des années 1970. Dans une maquette, plusieurs personnages féminins sont tournés vers une horloge, semblable à celles des gares ferroviaires, dressée comme un totem, une icone au pouvoir ancestral. Elle peut rappeler l’horloge de la gare de Bologne, qui a survécu à l’explosion qui, en aout 1980, replongea l’Italie dans la terreur du terrorisme noir et des Brigades rouges. 

Si le mai 68 français prenait son élan dans les universités, en Italie du Nord, la révolution s’est joué particulièrement dans les usines, au milieu des syndicats ouvriers et de leurs revendications. Certains éléments répétitifs dans l’oeuvre de Clemen Parrocchetti et le choix de certains matériaux rappellent cet univers industriel. 

Metamorfosi

Clemen Parrocchetti, Metamorfosi di unaprocessione (Sveglia!)

[Métamorphose d'un cortège (Réveille-toi !)],1978

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Formes difformes

L'artiste a exposé également à la Biennale de Venise en 1978 et, dix ans après, au Grand Palais de Paris, dans une exposition collective dédiée aux femmes artistes. Elle a longuement exploré le thème de l’incommunicabilité (entre hommes et femmes ? entre bourgeoisie et classe ouvrière ?) en portant dans l’art visuel un concept cher au cinéaste Michelangelo Antonioni. Sa palette chromatique était alors grise, froide, tandis que, dans les années 1970, l’artiste puisait à la force de la couleur et des "formes difformes", ce qui n’est pas sans rappeler l’oeuvre de Francis Bacon. 

Ses "formes difformes" sont souvent des allégories d’attributs féminins : bouches pulpeuses -gourmandes ou avides - vagins en mousse - sensuels ou menaçants - seins immaculés - sublimes ou monstrueux - yeux aux longs cils - séduisants ou inquisiteurs. La duplicité de la déesse-harpie et la représentation allégorique du rapport torturé avec un monde imaginé par et pour les hommes imprime plusieurs de ses oeuvres. 

Clemen Parrocchetti à côté de Sussuri

Clemen Parrocchetti à côté de Sussuri (Chuchotements), 1978

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Art féministe 

Sa période "féministe" reste l’une des plus intéressantes. L’idée d’utiliser des objets et des matières qui symbolisent la soumission des femmes et leur rôle imposé au foyer, pour en faire matière d’art, d’émancipation et de rébellion, était encore inédite. On retrouve ainsi des aiguilles, des fils à coudre, des épingles, des boutons, des perles et décorations pour vêtements, employés pour ses maquettes et ses manifesto de femme libre qui rejette les injonctions du système. 

Dans l’Italie des décennies d’après guerre, éducation des filles rimait souvent avec économie domestique. Apprendre à broder, apprendre à coudre, faisaient partie intégrante du parcours de l’aspirante bonne épouse. La trame régulière des points de couture et des motifs brodés, renvoyaient une idée d’ordre et de rigueur. Avec une certaine ironie, Clemen Parrocchetti a su déjouer tout cela, en assignant aux objets un nouveau rôle et un nouveau message, provocateur, et libre.   

Inaugurée le 14 mars 2025, l’exposition "Clemen Parrocchetti : Dévorer la vie" à la FRAC de Metz sera ouverte jusqu’au 17 août 2025. 

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