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Loin d’être acquis partout et durablement, les droits des femmes et des filles sont régulièrement remis en question avec la multiplication de crises sanitaires, sociales, politiques, économiques ou environnementales. Comment lutter pour les idées féministes dans l’espace francophone ? Une question que nous avons posée à quatre militantes, à Paris dans le cadre du 19e sommet de la francophonie.
De gauche à droite : Dieynaba N’Ddiom, Najet Araari, Juliana Faniloniaina et Dieynaba N’Ddiom lors de notre rencontre dans les bureaux de Terriennes à Paris, le 30 septembre 2024.
Dans quelle mesure l’engagement militant peut-il contribuer à une prise de conscience globale des enjeux d’égalité de genre au sein de l’espace francophone ?
En Tunisie, au Bénin, en Mauritanie ou à Madagascar, la protection de la santé et la promotion des droits des femmes et des filles reste un défi majeur dans des contextes économiques et politiques particulièrement tendus.
Najet Araari, (Tunisie), Bénédicta Aloakinnou, (Bénin), Dieynaba N’Ddiom, (Mauritanie) et Juliana Faniloniaina, (Madagascar) : ces quatre militantes se battent au quotidien pour les droits des femmes et des filles, la santé sexuelle et reproductive, la justice économique, contre les violences fondées sur le genre, pour la participation politique, ou encore l’accès à l’éducation. Soutenues par l'initiative Féministes en Action et le Planning Familial France, elles ont été invitées par le Festival de la francophonie pour participer à une rencontre sur le thème "S’engager et militer pour l’égalité de genre : parcours d’activistes féministes francophones" à la Gaîté Lyrique, le 3 octobre 2024.
Terriennes a pu les rencontrer et leur poser cette question : comment défendre les droits des femmes dans l'espace francophone ? Nous avons pu aussi échanger avec elles sur leur parcours dans leur pays respectif. Voici leurs réponses en images :
Fondatrice du Front pour l'Égalité et les Droits des Femmes, une coalition de 25 associations tunisiennes pour lutter contre la cyberviolence envers les femmes. Sociologue de formation, spécialisée en genre et sexualité, elle a mené plusieurs recherches sur les femmes victimes de violences sexuelles.
"Notre premier ennemi, c'est le patriarcat qui domine dans l'espace francophone, mais aussi dans le monde entier, et encore plus dans le monde arabo-musulman. C'est le plus grand défi, parce que l'origine des inégalités, l'origine de la violence, de l'exclusion des femmes, c'est toujours le patriarcat, c'est cette répartition des rôles entre hommes et femmes dans la société. Et ça, c'est notre plus grand combat !", lance Najet Araari.
Si tu ne changes pas de mentalité, si tu ne changes pas les rapports qui sont des rapports fondés sur la domination masculine, on ne peut pas vraiment mettre fin à cette violence. Najet Araari
En Tunisie, la lutte contre les violences faites aux femmes est inscrite dans la loi 58, "qui est une loi intégrale, donc qui responsabilise l'État dans la prévention, dans la protection, dans la prise en charge et dans l'accès des femmes à la justice en punissant l'agresseur". Mais pour la sociologue, "le combat doit commencer par le bas, au niveau de la prévention... Malheureusement, là, il y a vraiment une insuffisance des politiques publiques de l'État, parce que la prévention implique la famille, le média, l'école, la sensibilisation, et ça, c'est vraiment une partie qui manque dans l'application de cette loi, parce que la violence est une violence qui trouve ses origines dans l'aspect social et l'aspect culturel".
L'autre terrain sur lequel il faut combattre pour lutter contre ces violences est l'autonomisation économique des femmes, nous explique la militante, "tant que la femme n'est pas autonome économiquement elle reste toujours dans un cercle de violences".
"Aujourd'hui si on regarde les chiffres, par exemple, on a 70% des filles diplômées, mais uniquement un tiers qui travaillent. Il y a vraiment une vaste inégalité dans l'accès des femmes à l'emploi. 36% de la richesse alimentaire en Tunisie provient des femmes", précise-t-elle. De fait, les femmes dans les milieux ruraux, dans le domaine agricole, travaillent dans un secteur non structuré, sans sécurité sociale ni retraite, ce qui les expose à d'autres formes de violence, "beaucoup d'études montrent que ces femmes sont non seulement victimes de violences économiques, mais de violences sexuelles, de harcèlement sexuel, de violences physiques dans le milieu de travail."
Les femmes tunisiennes se retrouvent exposées à plusieurs facteurs de vulnérabilité, ce qui peut entraver leur accès à la justice, "si tu n'as pas les moyens, ça peut être un obstacle pour ne pas dénoncer une agression". Exemple : dans la plupart des cas de féminicides, les femmes ont déposé plainte, mais leurs plaintes n'ont pas été prises en considération. Elles sont alors retournées avec l'agresseur et ont fini par perdre la vie, nous explique la militante. "La loi parle de l'aide légale qui oblige l'État à faciliter l'accès des femmes à la justice, mais sur le plan pratique, il y a encore du chemin à faire", relève Najet Araari.
Najet Araari, sociologue, militante féministe tunisienne.
Sa parole de militante féministe est-elle entendue aujourd'hui en Tunisie ? "Nous continuons notre combat, c'est le seul mouvement vraiment qui résiste aujourd'hui", conclut-elle, déterminée.
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Présidente de la Fondation des jeunes Amazones pour le développement. Militante, juriste et fondatrice de la 1ère plateforme de participation citoyenne des femmes au Bénin, Leadelles.com. Son blog est aussi très suivi sur les réseaux sociaux.
Pour elle, défendre les droits des femmes dans un espace francophone, "c'est être confrontée à plusieurs langues, et dans la plupart des espaces où on doit porter les droits, porter nos voix, on est souvent confronté à cette inégalité".
Bénédicta Aloakinnou, militante féministe béninoise.
Aujourd'hui au Bénin, "nous avons un cadre légal avec la modification de la loi sur les droits sexuels, et sur la santé sexuelle de 2003, qui comporte désormais des dispositions sur l'avortement sécurisé, explique la militante béninoise. Depuis, l'avortement est autorisé au-delà des trois conditions qu'on connaissait, la dernière condition étant la détresse émotionnelle, matérielle ou professionnelle, et c'est une avancée".
Néanmoins, sur le terrain, la réalité est tout autre. "Dans la pratique, l'accès est encore compliqué, difficile, parce que nous n'avons pas le cadre technique. La loi dit qu'il faut un hôpital qui a au moins une maternité, au moins un service d'accueil, au moins un personnel habilité, un médecin ou une sage-femme agréée. Pour toutes ces conditions-là, ce n'est pas évident".
Dans beaucoup de têtes encore, il y a des préjugés, des stéréotypes, il y a la stigmatisation, surtout, de ces femmes qui optent pour ce soin-là. Bénédicta Aloakinnou
Autre défi, et pas des moindres, changer les mentalités. "Dans beaucoup de têtes encore, il y a des préjugés, des stéréotypes, il y a la stigmatisation, surtout, de ces femmes qui optent pour ce soin-là, regrette-t-elle. Il y a le poids des traditions dans les comportements, dans les religions... Et ça, ce n'est pas seulement au niveau des femmes elles-mêmes, mais de l'entourage, surtout. Et dans la tête, dans la mentalité des gens aujourd'hui, c'est encore un tabou".
La militante tient cependant à voir un aspect positif, aujourd'hui, "parce que déjà, on arrive à poser le débat, à parler d'avortement, c'est un peu une barrière qu'on est en train de briser".
Benedicta Aloakinnou est aussi à l'origine d'une campagne contre le cyberharcèlement avec le mot dièse #BloqueLe, qu'elle a lancée il y a quelques années, après avoir été elle-même victime de harcèlement sur les réseaux sociaux. "Lorsqu'on a démarré la campagne, on a tout de suite, dès la première journée, été confrontées à des messages de haine qu'on a récupérés et qu'on a rediffusés la deuxième journée en disant 'lorsque vous êtes en ligne, que vous recevez des messages de ce genre, bloquez ces comptes-là !'", raconte-t-elle.
Malheureusement, cela ne s'est pas arrêté. "C'était des montages où on voyait ma tête et un autre corps avec des parties intimes exposées et le hashtag, c'était 'bloquez-le également'. Ça a duré plus de neuf mois", confie-t-elle. Elle a tenu notamment grâce au soutien de la communauté féministe, mais aussi d'une action en justice qui a abouti à la condamnation du coupable à cinq ans de prison. "Aujourd'hui, j'en parle facilement, mais ça a été un exercice, parce qu'au départ, c'était très pénible, mais là, ça va mieux".
(Re)lire A comme avortement avec la militante béninoise, Mariette Montcho
Directrice exécutive du Mouvement malagasy pour le Planning familial, cette sociologue de formation engagée dans de nombreuses associations est aujourd’hui consultante en matière de santé sexuelle et reproductive. Juliana a officié plusieurs années pour Médecins du Monde.
"La première chose à faire, c'est un plaidoyer par rapport aux politiques nationales de Madagascar sur l'accès aux soins des femmes et des jeunes en termes de santé sexuelle reproductive. La loi est très restrictive concernant l'avortement", estime Juliana Faniloniaina.
Juliana Faniloniaina, activiste féministe malgache.
Pour elle, le plus grand défi, "c'est surtout l'accès aux soins et à des services de qualité. Parce qu'il y a plusieurs barrières. La première, c'est surtout les ressources financières de ces femmes... Il y a beaucoup de femmes dépendantes financièrement de leur mari, de leur époux. Et pour les jeunes, c'est la question du refus de la sexualité des jeunes par les parents et l'entourage", rapporte la militante malgache, qui regrette qu'il n'y a pas vraiment de services gratuits à Madagascar.
Ce sont les femmes qui dénigrent les femmes. Il y a aussi cette question que la place de la femme, c'est au foyer, dans le ménage. Juliana Faniloniaina
La militante pointe aussi d'autres barrières, stéréotypes et discriminations. "Ce sont les femmes qui dénigrent les femmes. Il y a aussi cette question que la place de la femme, c'est au foyer, dans le ménage".
Difficile dans ce contexte d'imaginer une réelle écoute et prise en charge des victimes de violences sexuelle. "Les femmes sont considérées comme les responsables de leur viol. On considère que ces filles-là ont eu des comportements provoquants. Et quand on parle aussi de violences basées sur le genre et de violences sexuelles, il y a toujours cette situation où l'on traite à l'amiable. Parce que les violences se passent toujours dans le cadre familial". "Il y a cette honte par rapport à la famille", ajoute-t-elle.
A ce jour, l’interruption volontaire de grossesse est interdite dans tous les cas, à Madagascar, pourtant signataire du protocole de Maputo en 2003. Les avortements clandestins sont l’une des principales causes de mortalité chez les femmes malgaches.
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Membre de l’Initiative pour la santé de la reproduction et Initiative Pananetugri pour le bien-être de la jeune fille (IPBF), elle est également membre du réseau des jeunes féministes de l’Afrique de l’Ouest Francophone. Sociologue de formation, cette femme politique est à la tête de la fédération de Nouakchott du parti d’opposition des Forces Progressistes de Mauritanie (FPC).
"La francophonie en Mauritanie, c'est un peu un espace élitiste. En tant que féministes, le défi reste de s'adresser aux populations dans nos langues locales. Il y a un décalage entre les femmes qui ont été à l'école et les femmes qui n'y sont pas allées", confie la militante.
Engagée dans la lutte contre les violences sexuelles, Dieynaba N'Ddiom regrette l'absence de loi spécifique sur les violences basées sur le genre ou les violences faites aux filles et aux femmes : "En Mauritanie, une femme peut être victime de viol et se retrouver en prison, parce que, tout simplement, on aura jugé que ce n'était pas du viol, mais des rapports sexuels consentis".
Un "désert juridique" que tient à dénoncer Dieynaba N'Ddiom. "Même si, en Mauritanie, on a ratifié pas mal de conventions, avec beaucoup de réserves d'ailleurs, l'application de ces conventions n'est pas là. Mais surtout, il n'y a pas de loi nationale sur tout ce qui est violences basées sur le genre". Un projet de loi a pourtant été lancé depuis 2016, dans un premier temps nommé "projet de loi sur les violences basées sur le genre". Puis le gouvernement a proposé un deuxième texte intitulé "loi contre les violences faites aux filles ou aux femmes" en 2019-2020. De quoi susciter l'ire des conservateurs religieux.
Ce sont des hommes qui occupent l'espace public. Ce sont des hommes qui ont le pouvoir politique, le pouvoir économique, donc ce sont eux qui décident de tout en Mauritanie. Dieynaba N’Ddiom
"Les Frères Musulmans sont sortis manifester, il y a eu beaucoup de campagnes en ligne, de manifestations sur le terrain pour dire que cette loi avait pour but de pervertir les femmes. Là, on se rend compte que ce n'est pas le mot genre qui pose problème, c'est l'émancipation de la femme tout court !", s'indigne-t-elle. En 2023, le gouvernement a proposé un autre projet de loi : "Et là c'est toujours la même chose : on ne sait pas où on en est, ni quel moment ça va aller à l'Assemblée, quand ça va être voté, mais on voit toujours la même énergie, en tout cas, des mouvements anti-droits pour que cette loi ne passe pas".
(Re)voir Dieynama N'Diom invitée du JTA sur TV5monde :
Enfin, si la militante regrette que les femmes mauritaniennes "n'aient vraiment pas accès à la justice", c'est le cas aussi au niveau de la politique : "On a encore un quota de 20% pour les femmes ! Ce sont des hommes qui occupent l'espace public, qui ont le pouvoir politique, le pouvoir économique, donc ce sont eux qui décident de tout en Mauritanie, parce qu'on a un système patriarcal", constate-t-elle.
A la question : "Est-ce que vous vous sentez entendue ?", Dieynaba répond : "Par les femmes, ça va, on arrive à les mobiliser, mais au niveau de l'État, on a l'impression qu'on ne nous entend pas."
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