Fil d'Ariane
En deux ans de pouvoir, les talibans ont réduit à néant deux décennies d'avancées en matière d'égalité de genre en Afghanistan. De restrictions en interdictions, ils ont asphyxié les femmes en sapant leurs droits et libertés. Un apartheid de genre dénoncé par la communauté internationale.
Une femme ramène chez elle du pain qu'elle a acheté à Bamiyan, en Afghanistan, le 18 juin 2023.
Le 15 août 2021, les talibans entrent dans Kaboul et reprennent le contrôle de l’Afghanistan après vingt ans d'absence. Malgré les promesses des premiers jours, les violations des droits femmes et des filles iront crescendo. De décret en décret, les autorités pratiquent l’exclusion systématique et institutionnalisée des Afghanes de la vie publique, économique, intellectuelle.
Dès septembre 2021, le ministère des Affaires féminines est supprimé, remplacé par le ministère pour la Promotion de la vertu et la Répression du vice. Les femmes disparaissent du Parlement où, hier encore, elles étaient 28% à siéger. Privées de représentation politique, elles voient leurs perspectives, priorités et besoins désormais ignorés.
Quelques semaines plus tard, les autorités interdisent les séries télévisées avec des actrices et imposent le hijab aux présentatrices. En décembre, les Afghanes ne peuvent plus voyager à plus de 78 km de leur lieu de résidence sans mahram et les chauffeurs de taxi refusent les passagères sans hijab.
Si nous ne sommes pas éduquées, toute une génération restera analphabète. Hamasah
L’année 2022 ne sera qu'une succession de coups durs pour les Afghanes, qui voient leurs horizons se rétrécirent comme peau de chagrin et leurs chances d'autonomisation réduites à néant. Suite à l'interdiction faite aux filles d'aller à l’école au-delà du primaire, 80% des Afghanes en âge d’être scolarisées ne le sont pas.
Les femmes ne peuvent désormais plus occuper la plupart des emplois à l’extérieur de leur domicile. Ainsi, en mars 2022, le nombre de femmes qui ont perdu leur emploi ou autre activité génératrice de revenus grimpe de 61 %. Aux étudiantes, collégiennes et lycéennes qui veulent s'instruire, comme aux chargées de famille qui ont besoin de gagner leur vie, ne reste bientôt plus que la clandestinité.
A la même période, une lettre ordonne aux compagnies aériennes d’empêcher les femmes d'embarquer en avion sans mahram sur les vols intérieurs et internationaux, et en mai, aux auto-écoles, de ne plus leur délivrer de permis de conduire. Il est par ailleurs conseillé aux Afghanes de rester à la maison, sauf en cas de nécessité, et dans le cas échéant, de sortir avec un hijab.
Plus tard dans l’année, il leur devient impossible de fréquenter les parcs, les salles de sport et les bains publics. En juillet, alors que l’accès aux services continue de se dégrader, il est interdit aux hommes et aux femmes de communiquer entre eux ou de traiter des patients du sexe opposé dans les hôpitaux de Kaboul.
Début 2022, seulement 10% des femmes déclarent pouvoir couvrir leurs besoins essentiels en termes de santé, note ONU Femmes. Face à l’effondrement du système de santé, de nombreux cas de dépression, de suicide et de violence sont signalés. En vain, car les Afghanes sont entravées par la peur, l'insécurité, les restrictions à leur mobilité, les déficiences et pénuries de personnel et de matériel, la difficile accessibilité des services, surtout de soins spécialisés, y compris en matière de santé mentale, reproductive, maternelle, néonatale et infantile.
Fin 2022, les ONG internationales et nationales reçoivent l'ordre de suspendre le personnel féminin afghan. En avril 2023, elles sont empêchées de travailler avec les Nations unies et ne peuvent plus délivrer l'assistance humanitaire dont dépend la survie des Afghanes. Aujourd'hui, 83% des ONG internationales ou nationales, des organisations dirigées par des femmes et onusiennes ont totalement ou partiellement cessé leurs activités, déplore ONU Femmes.
Idem pour les défenseuses des droits humains et pour les journalistes invisibilisées par la répression et la censure des médias. De plus en plus souvent surveillées, intimidées, menacées, agressées, arrêtées et emprisonnées, plus de 80% d’entre elles ont perdu leur emploi dans le secteur de la radio, par exemple.
Exclues de la plupart des postes de fonctionnaires, les femmes qui tenaient des instituts de beauté, autre source importante de revenus pour elles, ont aussi dû fermer.
A ce jour, les Afghanes se retrouvent privées d’enseignement secondaire et supérieur, confinées à leurs domiciles, avec des moyens de subsistance limités, des services essentiels quasi-inaccessibles, et d'autant plus exposées aux violences que les autorités ont dissous les tribunaux spécialisés pour les femmes et relevé toutes les femmes juges de leurs fonctions.
Hamasah Bawar envisageait son avenir en Afghanistan et voulait exercer dans le secteur médical. Mais aujourd'hui, elle ne voit plus d'espoir qu'ailleurs : "La fermeture des universités a été dévastatrice, non seulement pour moi, mais aussi pour toutes mes camarades de classe. Nous sommes brisées et c'est la pire chose qu'on pouvait imaginer", dénonce la jeune femme de 20 ans qui habite Mazar-e-Sharif dans le nord de l'Afghanistan.
"Si une fille est éduquée, toute la famille le sera, si une famille est éduquée c'est la société entière qui sera éduquée... Si nous ne sommes pas éduquées, toute une génération restera analphabète", déplore Hamasah qui avait trouvé un stage dans une clinique, entre-temps fermée par les autorités.
"Parce que je veux un avenir meilleur, je n'ai pas d'autre choix que de quitter l'Afghanistan", poursuit Hamasah dont la mère est enseignante en école primaire. Elle a observé "une grande différence" entre le précédent gouvernement, soutenu par les Etats-Unis, et celui des talibans qui n'est pas reconnu par la communauté internationale.
Avant, "il y avait beaucoup de liberté, aujourd'hui on ne peut même pas aller dans l'enceinte de la Mosquée bleue pour s'amuser. Aujourd'hui la plupart des activités sont interdites aux filles et aux femmes... Pas seulement moi, mais toutes les filles et les femmes d'Afghanistan veulent retrouver leur liberté", implore-t-elle.
Sanctuaire Hazrat-e-Ali, ou Mosquée bleue, à Mazar-e-Sharif au nord de Kaboul, en Afghanistan, le 7 juillet 2021.
Arezo Osmani, 30 ans, était "triste et terrifiée" lorsque les talibans sont revenus au pouvoir, avec leur stricte interprétation de l'islam. "Je ne suis pas sortie de ma chambre pendant dix jours, je pensais que tout s'arrêtait pour moi, et que c'était la même chose pour tous les Afghans", confie Arezo qui a lancé son entreprise de fabrication de serviettes hygiéniques réutilisables en février 2021. "Mais lorsque je suis sortie et que j'ai vu qu'il y avait toujours une activité, cela m'a redonné espoir et je me suis dit que je devais aussi rester ici", poursuit-elle la gorge nouée.
En raison de l'incertitude qui régnait dans le pays à l'arrivée des talibans, l'entrepreneuse, qui a employé jusqu'à 80 femmes, ferme son entreprise. Mais deux mois plus tard elle décide finalement de rouvrir les portes car le secteur privé est l'un des rares endroits "où les femmes pouvent travailler. Nous nous sommes lentement habituées aux conditions, et heureusement, comme nous travaillons dans le secteur de la santé, nous avons pu continuer. Je me sens bien maintenant", dit-elle.
L'Afghanistan et notre société ont besoin de gens comme nous qui restent. Arezo Osmani
Néanmoins, l'interdiction faite aux Afghanes de travailler pour les associations étrangères, ses principaux clients, a durement touché son entreprise qui n'emploie plus que 35 salariées. "Actuellement, nous n'avons ni contrat, ni acheteur... Si nous ne sommes pas en mesure de vendre les serviettes hygiéniques, il sera difficile de continuer, mais nous essayons de rester debout", ajoute cette mère de deux enfants.
Malgré les difficultés, l'entrepreneuse reste déterminée à faire ce qu'elle peut pour son pays, et ses femmes en particulier. "L'Afghanistan et notre société ont besoin de gens comme nous qui restent", souligne-t-elle.
Aujourd'hui 13,8 millions de femmes et de filles ont besoin d’aide pour survivre en Afghanistan, en proie à une profonde crise humanitaire, sociale et économique. De nombreux cas de dépression et de suicide ont été signalés chez des adolescentes qui ne peuvent poursuivre leurs études, résume ONU Femmes sur son site. Le travail forcé des enfants, le mariage précoce et forcé ainsi que les déplacements involontaires se sont intensifiés.
Les autorités ont réduit les dépenses consacrées aux services sociaux de 81% en 2022 et continuent de limiter l'acheminement de l'aide. Premières touchées : les femmes et les filles, dont les besoins augmentent en flèche. Les Afghanes sombrent dans la pauvreté et l’insécurité. Aujourd'hui, 100 % des ménages dirigés par des femmes ne mangent pas à leur faim.
Or cette ségrégation de genre nuit au développement de la société dans son ensemble. Interdire aux filles d'aller à l'école pourrait, par exemple, coûter à l'économie du pays jusqu'à 5,4 milliards de dollars, selon ONU Femmes.
Depuis que les talibans s'acharnent à faire respecter leur vision rigoriste de l'islam, les droits des femmes sont devenues un point d'achoppement dans les négociations sur l'aide et la reconnaissance du nouveau gouvernement afghan. A ce jour, aucun pays n'a reconnu les autorités talibanes.
"Les femmes ont été exclues de l'éducation, de l'emploi, de l'espace public ; ces derniers jours, elles se sont vu interdire l'accès des cimetières où reposent leur proches," souligne Gordon Brown, reprenant à son compte l'expression "apartheid de genre". "C'est probablement la violation des droits humains la plus haineuse, la plus vicieuse, la plus complète" actuellement dans le monde, "infligée systématiquement à des millions de filles et de femmes à travers l'Afghanistan", souligne-t-il, appelant la Cour pénale internationale à "enquêter".
Si la "discrimination de genre" n'a jamais été poursuivie comme telle, il s'agit d'un "crime contre l'humanité", insiste-t-il, appelant le gouvernement britannique à "sanctionner" les responsables de cette politique.
Le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken affirme, lui, que toute amélioration des relations avec les dirigeants talibans de l'Afghanistan dépendra du traitement des femmes : "Nous avons été très clairs avec les talibans - et des dizaines de pays à travers le monde ont été très clairs - sur le fait que le chemin vers des relations plus normales entre les talibans et d'autres pays sera bloqué jusqu'à ce que les droits des femmes et des filles, entre autres, soient respectés".
En France, le ministère des Affaires étrangères déclare que "la France ne transigera pas sur les droits et libertés des Afghanes. Elle réitère sa condamnation la plus ferme des atteintes portées aux droits des femmes et filles par les talibans, notamment la décision prise en décembre 2022 d'interdire les femmes d'accéder à l'Université et de travailler dans des ONG". Le Quai d'Orsay appelle es talibans "à revenir sur ces décisions inacceptables, qui excluent la moitié de la population afghane de la sphère publique et compromettent les perspectives de développement économique et social du pays".