Des millions de filles sont chaque jour excisées, et la pandémie n'a fait qu'aggraver le fléau, mettant à mal les progrès enregistrés au cours de la dernière décennie grâce aux lois et aux campagnes de sensibilisation dans les pays concernés. Un bien sombre constat à l'occasion de la 10ème Journée mondiale de tolérance zéro à l'égard des mutilations génitales féminines, le 6 février. Entretien sous forme de bilan avec deux femmes engagées dans ce combat.
Retour au printemps 2020, le monde se retrouve sous le coup d'une pandémie qui contraint la plupart des pays à mettre en place des mesures sanitaires exceptionnelles, entre autres des obligations de confinement. Les enquêtes ont montré combien la Covid avait lourdement impacté les droits des femmes en matière de santé, et notamment de santé sexuelle et reproductive.
Il y a deux ans, à peine quelques mois après le début de la crise sanitaire, les associations de lutte contre l'excision tirent déjà la sonnette d'alarme. Pays confinés, paralysés, déplacements limités : les fillettes disparaissent des radars et les militantes habituellement très actives sur le terrain se retrouvent contraintes de suspendre leurs missions de sensibilisation sur le terrain auprès des familles, dans les villages.
Un exemple, celui de la Somalie. Une loi interdisant cette pratique vient d'être votée, certes. Mais concrètement, les ONG sur place s'inquiètent. L'ONG Plan International nous apprend que le taux d'excision y a très fortement augmenté, réduisant quasiment à néant des années de lutte. La Somalie a le plus haut taux d’excision dans le monde, avec pas moins de 98% des filles excisées entre 5 et 11 ans. A noter également, l'explosion de la pratique sur le continent asiatique, comme nous le confirmera l'experte Unicef, notamment en Malaisie et en Indonésie, des pays où il est extrêmement difficile d'obtenir des données précises. En France, plus de 125 000 femmes sont concernées par l’excision. Ce chiffre a plus que doublé en 10 ans.
Enfin, une tendance alarmante se développe dans certains pays : la médicalisation de ces pratiques, c'est le cas notamment en Egypte. Environ 1 jeune fille sur 4, soit 52 millions dans le monde, a subi une mutilation sexuelle réalisée par un personnel de santé.
Ecoles fermées, isolement et excision
Privées d'école, les fillettes restent chez elles, et plus facilement à portée des diktats traditionnels. Selon les chiffres recueillis par les ONG, ce sont pas moins de 743 millions de fillettes qui à travers la planète n'ont pas retrouvé le chemin de l'école, depuis le début de la crise sanitaire.
A cet effet pervers, s'en ajoute un autre : le nerf de la guerre, l'argent ... En ces temps où l'économie s'effondre dans de multiples contrées, rendant plus pauvres les populations les plus précaires, les exciseuses reprennent du service et sortent à nouveau les couteaux, cherchant ainsi à ramener à la maison des revenus nécessaires pour nourrir les familles.
Excision : un avant et après covid ?
Plus de 4 millions de filles et de femmes à travers le monde sont menacées de mutilations sexuelles chaque année. Selon les projections du FNUAP, plus de deux millions de jeunes filles supplémentaires auront subi une excision due à cette crise au cours de la prochaine décennie.
Alors deux ans après le début de la pandémie, alors que les variants se succèdent, que la vaccination s'étend, et que les mesures sanitaires s'assouplissent, quel bilan peut-on dresser et comment poursuivre cette lutte ? Autant de questions que nous avons posées à deux militantes, Julie Dubois, experte de la protection de l'enfance à l'UNICEF et Ramata Kapo, présidente de l'association Excision Parlons-en, qui célèbre ses 10 ans d'existence cette année.
Terriennes : peut-on déjà mesurer l'impact de la crise sanitaire sur la lutte contre les mutilations génitales féminines ?
Ramata Kapo : les mutilations sexuelles et génitales féminines touchent 200 millions de femmes dans le monde. Et la tendance ne fait qu'augmenter. La crise sanitaire n'a pas arrangé les choses. Il y a malgré tout des améliorations dans certains pays et on assiste à une aggravation dans d'autres. C'est pourquoi il est important que les associations continuent de travailler ensemble. Au Kenya, il y a eu un recul assez significatif grâce à des campagnes offensives pour mettre fin à l'excision. Au Mali, malgré le travail au quotidien des militantes sur le terrain, la pratique reste très élevée. La Guinée, la Côte d'Ivoire, le Burkina restent aussi des pays où les efforts sont mis à mal. Il faut aussi s'alarmer de la situation dans des pays comme l'Indonésie.
Julie Dubois : si le chiffre de 200 millions de femmes excisées dans le monde reste inchangé, on estime qu'une fille a un tiers de moins de risques de subir une excision qu'il y a trente ans, mais la crise est venue bouleverser cet état des lieux et a eu un impact direct sur les progrès qui avaient été enregistrés. Deux millions de cas supplémentaires pourraient survenir d'ici à 2030. Au début de la crise, dans beaucoup de pays, les services sociaux et de protection de l'enfance ont été soumis à des restrictions. Ce qui a créé un certain isolement des jeunes filles et des femmes, qui vivaient avec une excision ou qui étaient à risque. Les restrictions en terme de rassemblement ont aussi impacté les différents programmes.
Et aussi bien sûr, la fermeture des écoles. Il faut savoir que l'école remplit un rôle de vigie, mais aussi comme lieu de protection. Par exemple au Kenya, un système d'alerte d'excision imminente a été mis en place au sein du réseau scolaire et des enseignants. Quand l'école est fermée, évidemment ces systèmes ne peuvent plus fonctionner. Et puis autre impact à long terme, on sait que l'un des facteurs favorisant l'élimination de ces pratiques est l'éducation des mères et des filles. Un chiffre : une fille dont la mère a pu aller jusqu'à la fin de l'école primaire a 40% de risque en moins de se faire exciser que si sa mère n'avait pas été à l'école.
Comment lutter contre l'excision pendant cette pandémie ?
Ramata Kapo : On a cherché et trouvé des alternatives pour continuer à sensibiliser les communautés, le grand public. Cela a pu se faire grâce aux réseaux sociaux surtout.
Julie Dubois : l'une des stratégies a été de renforcer les systèmes de protection de l'enfance, et finalement dans les villages, ce sont les seuls comités qui ont pu subsister. Sinon comme pour tout le monde, on est passé dans l'ère du numérique. De nombreuses initiatives ont été mises en place. Par exemple en Egypte, il y a une plate-forme qui s'adresse aux adolescentes et qui permet via les smartphones de fournir des informations sur la santé. Il y a eu aussi un renforcement des lignes d'appel d'urgence, pour la protection de l'enfance mais aussi permettant le signalement de violences de genre. On a mis en place des groupes Whatsapp entre ONG, gouvernements et services de santé. Il a fallu adapter nos programmes aux circonstances. Mais malheureusement, le covid est une crise qui est venue s'ajouter à d'autres crises. Quand on prend les 31 pays qui ont des données nationales sur l'excision, 15 d'entre-eux traversaient déjà des crises humanitaires ou se trouvaient dans des situations politiques fragiles.
Les exciseuses ont repris du service, pour lutter contre la précarité accrue en raison de la crise, comment les convaincre d'abandonner cette pratique ?
Ramata Kapo : les exciseuses traditionnelles sont en effet rémunérées pour pratiquer l'excision. Notre mission à nous les associations est d'arriver à les accompagner et à les réorienter vers d'autres activités. Il ne suffit pas de dire qu'il faut arrêter d'exciser mais de leur faire comprendre dans un premier temps que leur pratique est néfaste pour les femmes, mais aussi de les former et leur apprendre de nouveaux métiers pour qu'elles rangent les couteaux et trouvent des métiers qui ne mettent pas en péril la santé des femmes.
Comment appliquer les lois interdisant l'excision pendant cette crise ? Julie Dubois : beaucoup de pays se sont engagés sur la voie législative pour criminaliser l'excision. La loi en règle générale ne peut être effective que si d'autres mesures sont mises en place. La loi en elle-seule n'arrive pas à éliminer la pratique. Il faut aussi pouvoir fournir des services pour les femmes victimes ou à risque. Il faut aussi travailler sur l'autonomisation des filles. On sait qu'elles sont démographiquement celles qui sont le plus opposées à la pratique. Et ça marche, par exemple au Burkina faso, on est à 30 points en moins de la pratique entre les générations d'il y a trente ans et celles d'aujourd'hui. La justice a plus de mal à s'adapter dans cette période de crise sanitaire. On est déjà sur des délais assez longs en temps normal. Avec la crise, les délais pour traiter ces dossiers se sont évidemment allongés. On a pu voir aussi des services de sécurité mis à contribution pour contrôler les mesures de restriction, et donc peu disponibles pour intervenir contre les excisions.
En France, le risque est toujours important, malgré la crise sanitaire ? Ramata Kapo : En France, on considère que trois filles sur 10 issues d'une communauté qui perpétue cette pratique sont à risque. On constate une augmentation des chiffres au cours de ces dernières années, mais cela est surtout dû à une modification du calcul. Il reste néammoins très difficile de dresser de réelles statistiques, la loi française interdit l'excision et les familles risquent d'être condamnées, donc il est compliqué pour les associations de mener des enquêtes.
Quand on parle d'excision, on parle de sexualité et de plaisir féminin, c'est ce qui rend ce sujet tabou toujours aujourd'hui ? Il est toujours aussi difficile d'en parler ? Ramata Kapo : avant de parler d'excision, il faut savoir que déjà parler de sexualité féminine reste encore taboue. Quand on arrive auprès des communautés, on ne parle pas tout de suite de plaisir ou de sexualité. On explique avant-tout les conséquences liées à l'excision. Et aussi la priorité, c'est de décortiquer les croyances. Pourquoi des communautés pratiquent-elles l'excision ? Parce qu'elles pensent ainsi conserver la virginité de la femme jusqu'au mariage, ensuite on a peur qu'elle aille voir "ailleurs", donc on la mutile en pensant que cela va l'en empêcher et la préserver. Ce sont toutes ces croyances qu'il faut déconstruire. On dit aux communautés que le plus important c'est l'éducation, si on ne parle pas de la sexualité comment voulez-vous que les jeunes filles sachent de quoi il s'agit ? Quand on subit une excision, on nous dit juste "c'est comme ça et puis c'est tout", et on n'en parle plus ensuite.
Julie Dubois : Il y a des progrès malgré tout, mais c'est un sujet qui touche aux normes sociales, à l'identité, à comment on est perçu dans la communauté, d'où l'importance aussi de lutter contre les violences de genre. On ne peut pas lutter contre l'excision sans remettre en cause les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les différentes générations. Les jeunes sont beaucoup plus enclins à abandonner cette pratique. Cela demande du temps et aussi beaucoup d'investissements. On est dans un secteur assez peu financé, il manque un peu plus de deux milliards de dollars dans la lutte contre l'excision pour atteindre les objectifs du développement durable d'ici 2030.
Il faudrait appeller à un #metoo sur l'excision ? Ramata Kapo : A titre personnel, j'ai moi-même été excisée jeune dans mon pays d'origine, le Mali. J'ai appris que j'étais excisée dans un cabinet de gynécologie lors de ma première consultation. Cela a été pour moi quelque chose de fort, car je ne savais pas ce que c'était. En rentrant chez moi, je n'ai pas osé en parler à ma mère, car je n'ai jamais eu de conversation sur la sexualité avec elle.
Comme on le dit souvent, il est important de mettre des mots sur des maux. Un metoo oui, ce serait un moyen en tout cas pour les femmes d'exorciser ce qu'elles ont vécu en racontant leurs histoires. Il faut donner toute la place à toutes les femmes qui ont subi cette mutilation. En règle générale, les médias choisissent de mettre en avant l'aspect sensationnel, des histoires particulièrement dramatiques, mais il est aussi important de ne pas renvoyer ces femmes qu'à leur statut de victimes. Il faut leur donner la parole. Elles font preuve de courage, de résilience ce qui permet à tant d'autres de s'exprimer.
Elle subissent une sorte de double peine, non seulement elles vivent avec cette mutilation mais aussi subissent le regard de la société sur elles. On leur renvoie une image de femme "anormale".
Après l'excision, que se passe-t-il ? Que fait-on aujourd'hui pour ces 200 millions de femmes ? Il y a aujourd'hui des accompagnements pluridisciplinaires. L'opération de reconstruction du clitoris n'est pas la seule solution. Elles ont subi un traumatisme sexuel mais aussi psychologique. Il faut qu'elles puissent arriver à cette reconnection à soi, qu'elles puissent intégrer leur histoire pour mettre fin à leur problématique. Elles sont des femmes à part entière.