Fil d'Ariane
Au Québec aussi, les professionnels de la santé et de l'immigration voient de plus en plus de cas d'excision, et ils ne sont pas toujours bien outillés pour faire face à cette réalité.
Aminata avait 12 ans lorsqu’elle s’est fait exciser. On lui avait fait croire qu’elle allait à un mariage au village ; un jour qu’elle n’est pas près d’oublier.
« On était au moins huit filles. Quand on est arrivées, on entendait des cris et je me demandais ce que c’était. C’est là qu’on m’a dit que c’était une excision. J’ai regardé dans la brousse, à gauche et à droite. Je ne savais pas par où passer pour fuir. »
Aminata a aujourd’hui 32 ans. Issue de l'ethnie mossie, elle est originaire du Burkina Faso, où se pratiquait largement la mutilation génitale féminine, même après son interdiction en 1996. Elle a subi l’excision de type 3, c’est-à-dire l’ablation complète de l’appareil génital externe avec suture des grandes lèvres, qu'on appelle aussi infibulation.
Dans ma communauté, c’était vraiment plus fréquent. Quand on excisait ta fille, c’était comme une gloire.
Aminata
En fait, dans bien des communautés, l’excision donne un statut social et on croit qu’elle prémunit contre les mauvaises mœurs. « Ça veut dire que tu es une femme bien et ça va te permettre de ne pas fréquenter les hommes, dit Aminata. Mais ce n’est pas le cas. Des filles excisées sont tombées enceintes à 14-15 ans. »
Selon les estimations de l'UNICEF, 200 millions de femmes et d'enfants dans le monde ont subi des mutilations sexuelles, surtout en Afrique, dans certains pays du Moyen-Orient, ainsi qu'en Asie.
Arrivée au Québec avec son mari en 2014, Aminata tombe enceinte, puis accouche ici de son troisième enfant. Elle constate rapidement le malaise de la docteure qui la suit pendant sa grossesse et qui, malgré l’évidence de son excision, fait comme si de rien n’était. "C’est moi, raconte Aminata, qui ai osé aborder le sujet, mais elle ne m’en a pas parlé plus que ça."
Pire, Aminata se sent presque comme un animal de foire aux yeux des autres professionnels de la santé qui interviennent pendant son accouchement. "J’ai bien vu que l’infirmière s’était rendu compte que je n’avais pas de clitoris. Pendant le toucher, je voyais bien qu’elle ne partait pas là où elle devait aller. Ça m’a complètement bouleversée. Elle était plus voyeuse que professionnelle."
La psychothérapeute Véronique Harvey sait à quel point ce regard parfois horrifié des professionnels à l’égard de l’excision peut être traumatisant pour les femmes qui l’ont subie. Elle travaille à RIVO-résilience, un organisme qui offre des services gratuits de psychothérapie aux victimes de violence organisée.
De façon non intentionnelle, notre regard sur l’excision — qui perçoit ça comme un acte barbare, comme un acte de violence — crée des sentiments de honte chez la personne qui l’a vécue.
"Parce que tout à coup, cette femme va passer de “j’étais une femme respectable” à, une fois rendue ici, 'je suis une victime. Je porte un acte honteux, répréhensible, criminel même'", poursuit la psychothérapeute.
Certaines femmes excisées vivent un véritable choc de valeurs à leur arrivée dans leur pays d’accueil. Car toutes les femmes ne se souviennent pas de leur excision, surtout si elle s’est faite à un très jeune âge. "[La femme excisée] va découvrir le côté anormal ou le côté stigmatisant en arrivant ici", lance Véronique Harvey.
Élise Dubuc, gynécologue-obstétricienne au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine et doctorante en sexologie, se penche depuis plusieurs années sur l’excision. Elle croit que les professionnels de la santé québécois devraient être mieux formés à cette réalité à laquelle ils sont de plus en plus souvent exposés.
"Je pense qu’il y a beaucoup de travail à faire pour mieux former nos pairs, à la fois pour bien reconnaître [l’excision] et pour mieux gérer la façon dont ils reçoivent l’information."
Élise Dubuc soutient qu’une question à ce sujet devrait être incluse dans le questionnaire de suivi. La réaction de surprise au moment de l’examen est humaine, note la gynécologue, mais elle serait amoindrie si la situation avait été anticipée.
Élise Dubuc remarque aussi que cette réalité est peu rapportée. Ce n’est souvent pas noté dans le dossier. On arrive à l’accouchement et on remarque qu’il y a des séquelles de l’excision avec infibulation et ça n’a pas été rapporté.
Il est vrai, souligne Élise Dubuc, que ce n’est pas toujours facile à diagnostiquer. On ne peut pas nécessairement savoir, simplement à l’œil nu, que la femme a été excisée. Mais les professionnels de la santé du Québec sont souvent mal à l’aise et hésitent à poser la question, affirme-t-elle.
À la Maison bleue de Parc-Extension, à Montréal, on vient en aide aux femmes vulnérables qui attendent un enfant. La clientèle compte une proportion importante d’immigrants, et la sage-femme Mejda Shaiek croise régulièrement des femmes qui ont été excisées.
Elle n’a pas peur d’en parler avec elles et pose la question en toute simplicité, mais la suite dépend de la façon dont la patiente y répond.
« Si elle répond oui, mais coupe le contact visuel carrément, je comprends qu’elle ne veut pas en parler. » Si, au contraire, la femme semble révoltée, la sage-femme lui demande si ça lui pose des problèmes et lui parle de prévention, en fonction de l’accouchement à venir.
Mejda Shaiek croit qu’au Québec, on en est vraiment aux balbutiements en matière de services aux femmes excisées. Beaucoup de chercheurs, de professionnels de la santé, commencent à se demander comment ils peuvent s’outiller, être formés sur le terrain pour identifier [les femmes excisées] et les prendre en charge.
Avec d’autres partenaires, la Table de concertation et de services aux réfugiés et aux immigrants (TCRI) a obtenu du financement du gouvernement fédéral pour réaliser une étude de trois ans sur les conséquences des mutilations génitales féminines au Québec.
« La première étape consiste à produire un état de la situation », explique Jennifer Lys Grenier, coordonnatrice du volet femmes à la TCRI. « Il s’agit de vérifier le niveau de connaissance et d’exposition, les pratiques et les besoins des secteurs de l’éducation, de la protection de la jeunesse, de la santé et de l’immigration ».
Si l’immigration fait partie des secteurs touchés par l’étude, c’est qu’il arrive régulièrement que les mutilations génitales féminines (MGF) soient invoquées comme motif de demande d’asile.
Là encore, les professionnels de ce secteur manquent d’information, croit Jennifer Lys Grenier. « On constate un certain nombre d’aberrations dans les récits des juges qui vont rejeter des demandes d’asile sur la base d’une MGF. Notamment, j’ai pu lire [les écrits d'] un juge qui refusait la demande d’asile sur la base que dans le pays d’origine de la femme, l’excision est illégale. » C’est effectivement ne pas savoir que l’excision est pratiquée clandestinement dans de nombreux pays qui l’interdisent.
Des femmes qui demandent l’asile sur la base de ce motif ont été elles-mêmes excisées et craignent que leur fille le soit à leur tour si elles retournent dans leur pays d’origine. Mais on leur demande des preuves aberrantes, soutient Jennifer Lys Grenier.
Un commissaire à l’immigration, pour établir la crédibilité de la plaignante qui faisait une demande d’asile sur la base d’une MGF, aurait demandé une photo de ses parties génitales. Or, parce que ce n’est pas toujours facile à reconnaître, selon le degré d’atteinte, « il y a vraiment besoin d’un arrimage entre les spécialistes du domaine médical [...] et le secteur de l’immigration », ajoute-t-elle.
D'ailleurs, l'un des objectifs de l'étude financée par Condition féminine Canada est de former les professionnels de l’immigration, de la santé, de la protection de la jeunesse et du milieu scolaire pour éviter de telles situations.
Outiller ces divers intervenants pourrait notamment permettre d'identifier des cas où de petites filles canadiennes pourraient être excisées lors de vacances dans le pays d’origine de leurs parents. Certains souhaiteraient même que le Canada adopte, comme l’a fait la Belgique, une législation pour punir des parents qui en seraient complices.
Mais attention, dit la docteure Dubuc, il ne s’agit pas de stigmatiser les communautés, mais plutôt d’aider les femmes et les fillettes. "On est une communauté multiculturelle, et ce n’est plus un problème qui ne se passe qu’en Afrique. C’est vraiment quelque chose qui se passe chez nous avec des gens [...] qui nous tiennent à cœur."
C’est dans cet esprit qu'Elise Dubuc a appris à faire de la reconstruction clitoridienne. Une opération qu’elle pratique à l’Hôpital Sainte-Justine, mais dont les résultats sont loin d’être garantis.
Pour les patientes qui souhaitent simplement retrouver cette partie d’elle-même qu’on leur a enlevée de force, elle procède sans problème, mais prévient celles qui rêvent d’avoir un jour du plaisir sexuel que l’opération n’améliorera pas nécessairement les choses et qu’elle pourrait même les empirer.
« Il ne faut pas faire cette opération dans cette optique-là. » Aminata, elle, a quand même décidé de tenter sa chance.
A lire aussi dans Terriennes :
► Journée mondiale contre l'excision : prévenir et protéger, un collectif inédit en France
► Au Sénégal, la lutte contre l'excision passe par la patience, un village après l'autre
► Fara Djiba Kamano : « les hommes doivent promouvoir l’abandon de l’excision »
Et notre dossier ► LUTTER CONTRE L'EXCISION