Fil d'Ariane
En France, la Une d'un magazine conservateur choque et suscite la polémique. Alors que les JO de Tokyo se rapprochent, quelle place et quel statut donner aux athlètes transgenres? Si les Jeux Olympiques leurs sont ouverts depuis 2004, la question fait encore débat. Pour Joanna Harper, scientifique et marathonienne américaine installée en Grande-Bretagne, "si des restrictions sont nécessaires, il ne faut pas bannir les femmes transgenres du sport féminin".
"Le délire transgenre", le titre qui s'affiche en couverture du dernier numéro de l'hebdomadaire conservateur Valeurs actuelles, arborant le drapeau arc-en-ciel de la communauté LGBTQ+, choque.
Dans un communiqué, les associations Mousse, Stop Homophobie et Adheos, ont annoncé porter plainte contre "" pour "injure à raison de l'identité de genre". L'avocat des associations concernées estime que le terme "délire transgenre" renvoie à "un passé récent où les transidentités étaient qualifiées de maladie mentale".
"Une" méprisable de Valeurs Actuelles.
— Élisabeth Moreno (@1ElisaMoreno) May 27, 2021
Ce n'est pas la première fois, mais on ne s'y habitue jamais.
S'il faut la chérir, la liberté d'expression n'autorise pas toutes les horreurs.
Le mot "valeurs" est ici vidé de toute sa substance.
La transphobie est une réalité qui tue. pic.twitter.com/zhJvpy8Gh6
Plusieurs membres du gouvernement français ont condamné le traitement éditorial du magazine. Interrogé au lendemain de la parution de ce numéro dans lequel il est lui-même interviewé, le porte-parole du gouvernement se dit "heurté". Comme le rapporte Le Figaro, Gabriel Attal estime que ce dossier risque de provoquer des "discriminations supplémentaires" à l'encontre des "personnes trans et LGBT", car il y présente la transidentité comme une "pathologie". Elisabeth Moreno, la ministre en charge de l'égalité et de la diversité, a qualifié cette Une de "méprisable". "S'il faut la chérir, la liberté d'expression n'autorise pas toutes les horreurs", a-t-elle posté sur son compte Twitter.
Joanna Harper a publié en 2015 une étude sur les performances sportives des athlètes transgenres, en se basant notamment sur sa propre expérience. Elle a démontré que son temps de course avait diminué après son traitement pour faire baisser son taux de testostérone. Physicienne médicale dans l’Oregon, elle a commencé sa transition en août 2004. Quatre mois plus tôt, le CIO avait rendu une décision historique: celle d’ouvrir les JO aux athlètes transgenres, à des conditions strictes (notamment un taux de testostérone à ne pas dépasser).
Après la publication de son étude, Joanna Harper a été invitée par le CIO à participer à des réunions en Suisse afin d’édicter de nouveaux règlements pour ces athlètes. En 2019, elle publie le livre Sporting Gender. L’histoire, la science et les histoires des athlètes transgenres et intersexes.
Un entretien de nos partenaires suisses Le Temps.
Que vous inspire le débat sur l’interdiction des transgenres dans les compétitions sportives féminines aux niveaux scolaire et universitaire? S’agit-il avant tout d’une question politique?
Joanna Harper: Je pense qu’il est parfaitement raisonnable d’imposer des restrictions à la participation des femmes transgenres – comme le font le CIO, World Athletics et la NCAA –, mais pas de les bannir du sport féminin. S’il est vrai que les femmes transgenres ont certains avantages physiques par rapport aux femmes cisgenres, rien n’indique qu’elles sont sur le point de prendre le contrôle du sport féminin. Beaucoup de personnes qui sont en faveur de cette interdiction sont hostiles aux personnes LGBTQI en général, et donc oui, c’est devenu dans une large mesure une question politique.
Mais pourquoi le débat fait-il à ce point rage aux Etats-Unis alors que le nombre de personnes transgenres reste très faible?
Il y a eu quelques cas très médiatisés de femmes transgenres qui ont réussi dans le sport féminin et c’est l’une des raisons de la fureur actuelle. L’autre est qu’il existe des groupes bien dotés financièrement qui ont dépensé beaucoup de temps et d’argent pour lutter contre le mariage homosexuel. Après avoir perdu cette manche, ils sont partis à la recherche de la prochaine bataille dans leur guerre contre l’égalité LGBTQI.
Une personne transgenre née homme est-elle avantagée du seul fait de sa morphologie et de sa force malgré les traitements hormonaux?
Oui, mais cela dépend du sport. Elles sont en moyenne plus grandes et plus fortes que les femmes cisgenres. Ce sont des avantages dans de nombreux sports, mais pas dans tous. En raison de la transition hormonale, le taux d’hémoglobine des femmes transgenres passera des valeurs masculines aux valeurs féminines en l’espace de quatre mois et c’est très important pour les sports d’endurance. En outre, peu de sports dépendent uniquement d’un seul facteur pour réussir. Une étude récente (Roberts et al.) a par exemple révélé que les femmes transgenres servant dans l’armée de l’air ont perdu tout avantage dans le test des pompes d’une minute après une thérapie hormonale.
Vous avez décidé de découvrir comment les transitions de genre modifient les performances athlétiques en vous basant sur votre propre expérience. Vos principales conclusions?
Ex-marathonien, j’étais un bon mais pas un excellent coureur [record personnel à 2h23'55'' au marathon de Philadelphie en 1982]. J’ai entamé ma transition médicale en 2004 et en neuf mois de traitement hormonal j’ai perdu 12% de ma vitesse de course. C’est la différence entre les coureurs de fond masculins et féminins de bon niveau. J’avais donc perdu mon avantage masculin complet en moins d’un an. Mon étude publiée en 2015 fait état de résultats similaires pour huit femmes transgenres coureuses de longue distance.
Beaucoup pensent que les femmes transgenres ont des avantages athlétiques en raison de leur exposition antérieure à des niveaux de testostérone masculins. Mais vous avez démontré le contraire… Comment vos résultats ont-ils été accueillis?
Je n’ai pas prouvé le contraire. J’ai seulement relevé qu’il est possible que les coureurs de fond transgenres ne conservent pas d’avantages. Ces conclusions ne peuvent pas être extrapolées à d’autres sports. Mon étude a à la fois provoqué des marques de respect et des manifestations de réticences.
Faut-il donc faire une différence entre sports?
Absolument. Je ferais une différence entre sports en ce qui concerne les règlements pour les femmes transgenres. Je pense que les sports de force pure pourraient être ceux dans lesquels les transgenres ont une marge de performance trop importante par rapport aux femmes cisgenres. Cependant, nous ne disposons à ce stade pas de données suffisantes pour tirer des conclusions définitives.
Notre article Terriennes >Caster Semenya : le procès de l'hyperandrogénie dans le sport
Que pensez-vous du cas de Caster Semenya, qui souffre d’hyperandrogénie? Elle se bat depuis 2009 contre World Athletics, qui lui interdit de courir tant qu’elle ne se plie pas à un traitement pour réduire son taux de testostérone.
Je pense que les femmes présentant certaines anomalies du développement sexuel devraient être soumises à des restrictions similaires à celles imposées aux femmes transgenres. Bien que l’affaire Semenya ait été difficile, je suis d’avis que le Tribunal arbitral du sport basé à Lausanne et le Tribunal fédéral suisse ont rendu le bon verdict [déboutée, l’athlète a saisi la Cour européenne des droits de l’homme, qui rendra sa décision le 25 mai].