“Con la pata quebrada“ : les Espagnoles au miroir de leur cinéma
Hasard ou pas ? C'est un film qui sort à point nommé sur les écrans européens, alors que les député-e-s espagnol-e-s s'apprêtent à discuter - à partir de la mi-juillet 2014 - la loi annoncée visant à restreindre fortement le droit à l'avortement dans la péninsule ibérique. “Con la pata quebrada“, une expression intraduisible transformée en “retourne à tes fourneaux“ en français, retrace l'histoire de la vie des Espagnoles, de 1930 à cette première décennie du XXIème siècle, à travers un montage de séquences, souvent drôles, puisées dans les fictions les plus populaires du cinéma espagnol. Où l'on découvre par exemple, que dans ce pays ultra catholique, elles furent bien plus émancipées que d'autres à la veille de la guerre civile.
Deux versions de l'affiche du film de Diego Galán, deux images d'Espagnoles...
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"La mujer honrada y casada en casa con la pata quebrada" - femme mariée et honnête avec la jambe cassée reste à la maison. C'est de ce dicton populaire qu'est tiré le titre du film, "la phrase la plus machiste au monde qu'on ait pu inventer", dit Diego Galán, le réalisateur, mais aussi critique très connu de l'autre côté des Pyrénées pour ces analyses brillantes des productions cinématographiques de ses contemporains, en particulier dans le grand quotidien de centre gauche El Païs et comme directeur du Festival de San Sebastián pendant 10 ans.
Dans sa critique laudative,Thomas Sotinel critique au quotidien français Le Monde, décrit fort bien ce qu'est cette oeuvre légère et sérieuse à la fois : "Il ne s'agit pas d'une étude approfondie – le film dure moins d'une heure et demie – ni d'une entreprise de dénonciation militante. Simplement de montrer, par la juxtaposition de matériaux hétérogènes (films de fiction, en majorité, et bandes d'actualité) comment le cinéma a trouvé sa place dans l'idéologie franquiste, et y a joué un rôle actif et peu ragoûtant. Les premières séquences, qui rassemblent des extraits du cinéma républicain, laissent deviner un pays parcouru de tendances contradictoires, entre hédonisme et militantisme, comédies lestes, dans lesquelles des prédatrices cherchent un beau parti, ou exaltation de la femme au travail. La victoire fasciste relègue les Espagnoles à la maison et les personnages féminins du cinéma aux conditions de femmes perdues (qui ne trouveront la rédemption que par la mort), de ménagère ou, à la rigueur, de ravissante idiote."
Un combat toujours recommencé
C'est en effet l'une des surprises de ces images, une sorte de mouvement perpétuel : la découverte d'un mouvement des femmes bien en avance sur celui des Françaises, comme le souligne (voir ci dessous) l'historienne des cinémas et cultures de langue hispanique Nancy Berthier (l'Espagne brièvement républicaine leur accorda le droit de vote, celui d'éligibilité ou de divorce, quinze ans avant la France, république soi-disant universelle depuis plus de 70 ans...), et en même temps des reprises en main et régressions successives de leurs droits.
"Je suis un grand amateur et un collectionneur de cinéma espagnol. J'ai toujours pensé que les films reflètent assez bien la réalité même si ce n'est pas l'objectif de leur réalisateur. Par ailleurs, les films anciens peuvent plus facilement faire l'objet d'études alors que nous manquons souvent de distance pour analyser les films récents. J'ai toujours pensé que le cinéma raconte l'histoire de l'Espagne. Je trouvais que le thème de la femme était idéal pour raconter l'histoire de notre pays car c'est la seule révolution victorieuse du XXe siècle. (.../...) Il existe des ouvrages sur la femme dans le cinéma espagnol, mais aucun ne m'a malheureusement semblé très pertinent car ils reposent trop sur des films récents sans un vrai regard sociologique et oublient le cinéma espagnol de la Seconde République ou de l'après-guerre."
Une église omniprésente
Le film, qui croise durant 1 h 22, à travers 70 ans de cinéma, des critères chronologiques et typologiques, s'ouvre sur un monologue croustillant, celui d'un homme dont on ne sait s'il pense vraiment ce qu'il dit : "Soyons sincères, à quoi ça sert la femme ? A rien !". A quoi répondent des femmes en chantant que "l'homme est un être abominable."
Dans une autre extrait, tiré de "El agua en el siglo (1934), on voit un vieux curé faire la leçon à un novice : "Croyez mon expérience, il n'y a qu'un danger sur terre : les femmes. Elles sont le choléra, le typhus, la foudre, le cataclysme, la peste, la guerre, le diable. 50 ans à l'écoute des pieuses ont fait de moi une autorité en la matière : pour une femme, l'homme a couru à sa perte ; une deuxième et on a perdu l'Espagne ; et pour beaucoup, le monde entier."
Femmes multiples dans les années 30, elles se transforment (tout comme les personnages masculins) en stéréotypes sous le franquisme - mère, épouse, croyante, patriote admirable contre méchante amante... Films populaires, comédies musicales, oeuvres plus personnelles telles les délicatesses de Pedro Almodovar constituent ce patchwork sautillant.
Le réalisateur Diego Galán, devant l'affiche de son film. Source Cinespagne.com
“Durant le franquisme, il y eut aussi des images de femmes fortes et revendicatrices“
25.06.2014Propos recueillis par Mylène Girardeau, montage Arnaud Chauvet
"Le cinéma est un imaginaire qui à la fois se nourrit d'une réalité socio-économique et qui en même temps fonctionne en décalage." Dans son analyse du film de Diego Galán, pour Terriennes, Nancy Berthier, professeure à l'Université Paris Sorbonne, auteure (entre autres) d'un essai sur "Le franquisme et son image. Cinéma et propagande (PUM, 1998)", creuse les contradictions d'un cinéma qui oscille entre les contraintes d'un régime dictatorial et les avancées qui font bouger la société malgré les blocages du conservatisme au pouvoir.