Fil d'Ariane
En 1952, la Suissesse Eddy Salquin, titulaire d'un prix de direction d'orchestre au conservatoire de Paris, recevait ce courrier de la Hessicher Rundfunk (radio-télévision publique de la Hesse, en Allemagne) :
Cher Monsieur,
Bien que vous soyez une femme, nous vous appelons Monsieur.
En outre, nous n'avons aucun poste à vous proposer...
Le ton de cette lettre en dit long sur l'embarras provoqué par l'irruption d'une femme dans un univers très masculin et conservateur. Le grand compositeur et chef d'orchestre Léonard Bernstein lui-même ne supportait pas de voir une femme manier la baguette. Devant une cheffe d'orchestre, il fermait les yeux - mais il ne se bouchait pas les oreilles...
En 2016, plus de soixante ans après la réponse maladroite de la radio allemande à Eddy Salquin, le mot maestro se décline encore difficilement au féminin : 4 % seulement des chefs d'orchestre d'envergure mondiale sont des femmes. Dans l'espace francophone, le compte est vite fait avec les Françaises Emmanuelle Haïm, Laurence Equilbey ou Nathalie Stutzmann, les Canadiennes Mélanie Léonard et Tania Miller, et la Suissesse Sylvia Caduff.
La Française Clémence Guerrand est une pianiste d'envergure internationale. De concert en concert, au fil de ses voyages, elle s'étonne de l'absence des femmes à la direction des grands orchestres partout dans le monde : "La part des femmes a progressé dans tous les secteurs de la société. Seule cette discipline de la musique classique semble échapper au mouvement," songe-t-elle. Clémence s'interroge, interroge son entourage... Qui peut citer le nom d'une cheffe d'orchestre ?
Mettre des chiffres sur ce constat est pour elle un vrai choc : 4 % seulement de femmes à la direction d'un grand orchestre. Le sujet mérite d'être abordé de front, la jeune concertiste en est intimement convaincue. Très vite, l'idée s'impose à elle d'un concours couvrant le monde entier, pour débusquer les jeunes talents et favoriser la transmission.
Clémence prend son bâton de pélerin, trouve des alliés, des financements, jusqu'à ce 24 janvier 2019 où le premier concours MAWOMA (Music And WOmen MAestra) est officiellement lancé à Paris. Son rêve : porter le concours en Iran, en Afghanistan, en Inde et partout où les conditions de vie des femmes sont souvent terribles. Mais aussi Asie où, contre toute attente, les femmes cheffes d'orchestre sont relativement plus nombreuses qu'en Occident.
MAWOMA - Mode d'emploi
Fondé par la pianiste Clémence Guerrand, MAWOMA est un concours de musique itinérant qui se déroule successivement sur les six continents, de Vienne à Rio, en passant par Los Angeles, Johannesburg, Sydney et Tokyo. Objectif : mettre à l’honneur et en lumière les talents de jeunes femmes (moins de 40 ans) qui seront les modèles de demain. Pour montrer que le rêve est possible, et la réalisation aussi.
Les musiciennes du monde entier vont concourir jusqu’à la finale qui se déroulera fin 2019 à Paris et départagera six finalistes, pour désigner la meilleure cheffe d’orchestre de cette première édition. Dans le jury : des chef.fe.s d'orchestre, mais aussi des musicien.ne.s, car "c'est l'orchestre qui fait le chef d'orchestre."
Le compositeur et chef d'orchestre Frédéric Chaslain, président du jury, n'était pas pour la discrimination positive : "Je me disais que seul le talent prime. J'avais confiance et je pensais que la situation évoluerait naturellement." De fait, au XIXe siècle, les femmes pianistes étaient rarissimes. Encore 100 % masculin voici une vingtaine d'année, l'orchestre philharmonique de Vienne, en Autriche, l'un des meilleurs au monde, compte aujourd'hui 10 % de femmes. Dirigé par Frédéric Chaslain, l'orchestre de Jérusalem est, lui, majoritairement féminin.
Lorsqu'ils sont auditionnés ou passent un concours, les musiciens sont invités à jouer derrière un paravent pour couper court à toutes sortes de discriminations. Un procédé impossible à transposer pour un chef d'orchestre, étant donnée que le métier est suffisamment rare pour qu'il n'y ait pas de concours.
Recrutées sur un pied d'égalité, les musiciennes ne sont pas à l'abri des inégalités pour autant. En 2018, une flûtiste solo porte plainte contre l'Orchestre symphonique de Boston, pour discrimination salariale en vertu de la loi sur l'égalité salariale entrée en vigueur le 1er juillet 2018 dans l'Etat du Massachusetts. en 2016, elle a gagné 70 000 dollars de moins que son homologue masculin hautbois solo, qui soutient ouvertement sa démarche.
Elizabeth Rowe has sued the BSO. Her case could change how orchestras pay men and women. https://t.co/eWIHTBPyO9 by @geoffedgers Katye Martins Brier, Rick Friedman, and Matthew Staver pic.twitter.com/tbsqXGh6sr
— PostPhoto (@postphoto) 11 décembre 2018En constatant, lui aussi, le chemin qu'il reste à parcourir à la direction des orchestres, il s'incline devant l'éloquence des chiffres : "Il faut en passer par la discrimination positive. Il s'agit avant tout de donner confiance aux femmes cheffes d'orchestre. Souvent, les femmes hésitent avant de se présenter à un concours, pensant qu'elles n'ont aucune chance. Car il existe une discrimination inconsciente et les préjugés restent ancrés dans les esprits".
Et pourtant, les aspirantes sont nombreuses dans les écoles et les institutions se disent prêtes à engager des femmes. La volonté existe, donc. "Il faut aider la voix des femmes à se hisser au même niveau que celle des hommes, confirme la cheffe d'orchestre franco-brésilienne Debora Waldman. Comme dans les pays scandinaves, où 30 % des chefs d'orchestre sont des femmes grâce à des quotas."
Dans la direction d'orchestre, il y a l'idée de sculpter, couver le son. Les femmes, d'instinct, peuvent apporter quelque chose.
Clémence Guerrand
Ce qui manque aux jeunes vocations féminines, ce sont les modèles. Non pas pour être imités, mais pour porter un message essentiel dans le milieu artistique : c'est possible. Le modèle, cette figure si importante qui permet aux jeunes talents de se projeter et les aide à surmonter difficultés, fatigue et découragement. "Si je ne me suis jamais autorisée à me rêver à la direction d'un orchestre, se souvient Clémence, c'est que je n'avais pas de modèle, à part Nadia Boulanger. Mais personne de ma génération ne m'aurait permis de me projeter."
Nadia Boulanger, une femme dans un "no woman’s land"
Nadia Boulanger en 1936 à Londres.
Debora Waldman, elle, ne s'est jamais posé la question. Sa mère, déjà, était cheffe d'orchestre, à une époque où il était encore quasi impossible pour une femme de percer dans ce milieu. "Depuis toute petite, je vois une femme diriger. J'étais déjà musicienne quand un jour, pendant une répétition, ma mère m'a demandé si je voulais essayer. Alors j'ai un peu potassé les partitions à la maison, puis le lendemain, j'ai essayé. J'ai ressenti un vrai choc. Tout de suite, j'ai su que je serai cheffe d'orchestre," se souvient-elle.
Avant d'être cheffe invitée et de fonder son propre orchestre, elle a été l'assistante de Colin Davis, Seiji Osawa, Kurt Masur... "Cela ne m'a jamais traversé l'esprit un seul instant que ces grands était tous des hommes. Seul comptait l'attraction artistique, se souvient-elle. Je n'ai jamais douté de ma volonté, mais il m'est arrrivé de penser que c'était impossible. Et c'est là, reprend-elle avec un large sourire, dans les moments de doute, que les modèles sont très importants. Un extraordinaire coup de pouce."
Les résistances sont bien là, dans un milieu qui reste conservateur. "Je surmontais les obstacles à force d'obstination et de subtilité : ne jamais lâcher, rester à l'écoute, dialoguer sans parole, savoir saisir le bon moment - des qualités qui font aussi un bon chef d'orchestre." La musique ne s'impose jamais.
En avril 2017, Debora Waldman dirigeait la 9ème symphonie de Dvorjak interprétée par le prestigieux National Symphony Orquestra of Colombia :
Ne pas avoir calculé ma tenue pendant que je dirigeais l'orchestre, c'était le plus beau des compliments.
Debora Waldman
De Debora Waldman, les musiciens disent qu'elle les inspire. Son meilleur souvenir de cheffe d'orchestre ? Ce compliment : "Un après-midi, j'ai dirigé un concert. Le soir-même, j'ai croisé l'un des musiciens, qui a loué mon élégance. Puis en fronçant les sourcils, il a repris : 'Mais au fait, Vous portiez la même chose cet après-midi ?' Ne pas avoir calculé ma tenue pendant que je dirigeais l'orchestre, c'était le plus beau des compliments."
La musique n'a pas de genre.
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Comme Debora Waldman, les femmes qui souhaitent diriger sont aujourd'hui souvent amenées à monter leur propre orchestre, comme la Française Zahia Ziouani.
Elle était l'invitée de TV5MONDE le 29 décembre 2018 :