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D'autres mesures du même genre ont été prises en Inde ou encore en Australie. Depuis l’été 2020, la société indienne de livraison de repas Zomato offre dix jours par an. De son côté, Victorian Women’s Trust, organisation australienne pour les droits des femmes, propose douze jours. Une mesure prise à la suite d'une enquête en ligne menée en 2016 auprès de 3 400 personnes (à travers l'Australie et dans le monde) ainsi que 22 groupes de discussion au sein de l'ong. «58% des répondantes qui ont eu leurs règles ont déclaré qu'un jour de repos ferait de leurs règles une meilleure expérience chaque mois. 52% des personnes interrogées âgées de 12 à 18 ans ont déclaré que ne pas avoir à trouver d'excuse en cas de malaise ferait de leurs règles une meilleure expérience. De plus, 26% de celles qui ont vécu la ménopause ont déclaré que le fait de pouvoir prendre des congés au besoin aurait facilité leur transition.», rapporte le site de l'organisation. «Nous testons cette politique depuis 12 mois et je peux dire qu'il y a eu une adoption positive de l'esprit dans lequel elle était conçue sans perturbation ni dislocation», affirme Mary Crooks, féministe australienne et spécialiste des politiques publiques, et directrice générale du Victorian Women's Trust depuis 1996.
Toujours en Australie, le fonds de pension Future Super a de son côté instauré six jours de congés, avec diverses options: télétravailler, venir au bureau tout en bénéficiant d’un espace de repos, ou prendre un congé. «Le fait est que les femmes saignent régulièrement. 50% de la population mondiale a ses règles, et 50% de nos employés sont des femmes. Nous voulons normaliser les processus qui traversent le corps des femmes. Cela signifie éliminer la honte et la stigmatisation associées aux règles et à la ménopause», soutient la directrice de Future Super.
«Beaucoup de femmes voient dans le congé menstruel un argument supplémentaire pour les exclure, et, avant de l’instaurer, il faut d’abord pouvoir parler librement des règles», confirme Aline Bœuf, qui achève un master en sociologie à l’Université de Genève sur l’expérience du cycle menstruel dans le monde professionnel.
Durant son enquête, elle a pu observer nombre de stratégies chez les personnes endurant des règles compliquées: «Il y a des tactiques d’ajustement de l’agenda, comme poser un jour de télétravail, ou éviter les rendez-vous. Il y a aussi une médicalisation sans ordonnance, et l’appel au soutien de collègues féminines. Et j’ai clairement noté une différence entre les hiérarchies féminines ou masculines. Une cheffe femme va souvent initier une parole sur les menstruations. À l’opposé, une participante venant d’une multinationale me confiait se sentir mal parce qu’elle devait gérer de gros troubles intestinaux durant ses règles, sans pouvoir évoquer ses difficultés.»
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Selon une enquête publiée par le British Medical Journal en 2020, 68% des femmes sont favorables à la possibilité d’horaires plus flexibles. Et l’expérience des règles devrait pouvoir initier «un questionnement lié à la santé et l’hygiène au travail, alors que jusqu’à 30% ont des douleurs sévères durant leurs règles, et qu’il s’agit aussi de chamboulements hormonaux», souligne Saira-Christine Renteria, ancienne gynécologue cadre au CHUV. Pourtant, c’est rarement le cas.
«On n’offre toujours pas les moyens de bien gérer ses règles, poursuit-elle. À l’école, par exemple, des jeunes ne vont même pas pouvoir aller changer de protection hygiénique quand il le faut, parce qu’on leur dit d’attendre la fin du cours, ce qui, s’agissant de tampons, augmente pourtant le risque de problèmes infectieux. Et il existe même des établissements où il est interdit de manquer le sport.»
Le congé menstruel pourrait-il aider à mieux vivre les règles au quotidien? Seulement s’il est bien fait, et «ne favorise pas les discriminations ou le harcèlement», prévient Saira-Christine Renteria. Ainsi, au Japon, où ce congé existe depuis 1947, il est ignoré parce que mal vu. Destiné au départ aux travailleuses dans les usines, il reste inscrit dans la loi, mais les entreprises ne le rémunèrent pas, et moins de 1% des salariées le réclament.
En Corée du Sud, où il est proposé depuis 1950, même faible enthousiasme: parce que ces pays sont aussi parmi ceux présentant les plus gros écarts de salaire, et le moins de femmes cadres selon les classements de l’OCDE. Bref, les femmes luttent déjà d’arrache-pied pour prendre leur place…
«On part du principe que les institutions professionnelles sont neutres, mais l’arrivée des femmes dans les entreprises est récente, et l’on mesure toujours leur évolution en se basant sur une sorte de masculin neutre. Il existe pourtant des spécificités physiques qui devront un jour être prises en compte dans le cadre d’une discussion organisationnelle de santé globale, avec la garantie que les menstruations ne seront pas stigmatisées. Et si, déjà, on pouvait simplement dire «je saigne et je suis peut-être moins accessible aujourd’hui», cela faciliterait ce dialogue», souligne Aline Bœuf.
Le manque de sensibilisation est d’ailleurs patent lorsqu’on observe le sort réservé aux personnes souffrant d’endométriose symptomatique: «Une douleur tellement forte avec des saignements importants qui ont un impact majeur sur les activités quotidiennes», résume Nicola Pluchino, médecin responsable du Centre d’endométriose des Hôpitaux universitaires de Genève.
Et pourtant, l’entreprise ne reconnait pas la pathologie. «L’endométriose dépend de la sévérité des symptômes associés, et lorsqu’ils sont sévères, l’AI intervient. Mais, elle est moins acceptée sur le plan pratique, puisque des congés répétés et persistants, sur la base des règles, amènent des conflits. Et la majorité des patientes ont des problèmes professionnels. Elles ont plus de mal à maintenir leur position, et plusieurs patientes pensent que c’était la raison de leur licenciement. Ce qui est source de souffrance additionnelle pour elles, d’autant plus que l’endométriose touche des femmes en âge de procréer, entre 18 et 40 ans en moyenne, et qu’elles désirent avancer dans leur carrière», souligne le médecin.
Cette souffrance est d’autant plus conséquente que 30% des patientes sont condamnées à un parcours thérapeutique long pour trouver le traitement adapté, avec une multitude de rendez-vous médicaux et de soins. «Ce sont les plus touchées dans leur qualité de vie et travail, précise Nicola Pluchino. Il est donc nécessaire de reconnaître l’endométriose comme une maladie sociale. Cela veut dire que les patientes doivent recevoir une réponse à leurs symptômes, reconnue à la fois par l’équipe médicale, et par le monde du travail, où elles restent majoritairement stigmatisées.»