Fil d'Ariane
Moins de publications dans les revues scientifiques, peu présentes parmi les pôles de décision sur les recherches liées à la pandémie, charge mentale ... Une fois de plus, les femmes chercheures se retrouvent au second plan en temps de crise. C'est en tout cas ce que démontrent plusieurs analyses. Un phénomène qui pourrait avoir un impact néfaste sur leur carrière, comme l'indiquent nos partenaires du journal Le Temps.
En avril, Elizabeth Hannon, rédactrice en chef adjointe du British Journal for the Philosophy of Science, notait sur Twitter le nombre «négligeable» de contributions soumises par des femmes scientifiques à sa revue au cours du mois précédent. Un constat partagé ensuite par les responsables d’autres publications scientifiques.
Plusieurs travaux, recensés par la revue Nature, ont cherché à quantifier ce phénomène. Ces différentes analyses se sont penchées sur le nombre d’articles soumis sur les serveurs de pré-publications, ces plateformes sur lesquelles de plus en plus de scientifiques déposent une version électronique de leurs travaux avant leur évaluation par les pairs et leur publication.
Megan Frederickson, professeure et chercheuse en écologie et biologie évolutive à l’Université de Toronto, a publié sur la plateforme GitHub une analyse préliminaire portant sur les publications soumises sur les serveurs arXiv et bioRxiv. Ces derniers couvrent notamment les domaines de la biologie, des mathématiques, de la physique et de l’informatique.
Elle a utilisé un logiciel pour associer un genre aux auteurs des articles en utilisant leurs prénoms et en les comparant à la base de données des prénoms de bébés de l’Administration de la sécurité sociale américaine. «Cette méthode repose sur les prénoms, donc elle ne fonctionne pas si l’auteur ne donne que son initiale, et la base de données utilisée se fonde sur des prénoms nord-américains et européens, elle ne fonctionne pas aussi bien pour les scientifiques asiatiques, par exemple», précise Megan Frederickson.
En comparant le nombre d’articles pré-publiés entre le 15 mars et le 15 avril 2020 par rapport à la même période de l’année précédente, Megan Frederickson a observé une augmentation globale du nombre d’auteurs ayant soumis des articles sur les deux serveurs. «J’ai été surprise de voir qu’il y avait eu plus de pré-publications pendant la pandémie, admet Megan Frederickson. Mais cela s’explique peut-être par le fait que beaucoup de tâches administratives ont été suspendues. Il y a moins de réunions, de comités et les temps de trajet ont aussi disparu.»
Néanmoins, sur la période observée, cette augmentation est plus faible chez les femmes que chez les hommes. Entre 2019 et 2020, le nombre d’auteures a augmenté de 2,7, contre un bond de 6,4% pour les auteurs. Sur la plateforme bioRxiv, l’écart est moins marqué (+24% pour les femmes et +26% pour les hommes) mais les données exploitées ne prennent en compte que les corresponding authors (les scientifiques participant à une étude, qui sont chargés d’en faire la communication). Megan Frederickson a également comparé la période janvier-février, avant la paralysie globale liée à la pandémie, aux mois de mars et avril avec, une fois encore, des écarts entre les femmes et les hommes.
Une autre étude utilisant une méthode différente a été menée sur un plus large panel de serveurs de prépublications, mais aussi sur trois bases de données où sont enregistrés les nouveaux projets de recherche. Ses auteurs ont observé une évolution semblable de la proportion de publications soumises par des femmes. En se penchant sur la plateforme MedRxiv, consacrée à la recherche médicale, ils ont montré que la réduction de la présence féminine est plus marquée encore dans la position de premier auteur, censé revenir à celui qui a réalisé l’essentiel du travail. Cette position est souvent attribuée à des chercheurs en début de carrière.
Pour Megan Frederickson, il y a plusieurs explications possibles à ces différences, mais l’une des principales est le poids de la famille et des soins apportés aux enfants pendant le confinement, qui représentent une contrainte plus lourde pour les femmes que pour leurs collègues masculins.
«Les hommes peuvent avoir plus de facilité à s’isoler pour travailler, remarque Anna Fontcuberta i Morral, professeure en science des matériaux et présidente de l’EPFL-WISH (Women in Science and Humanities) Foundation. Il y a une charge mentale qui est plus importante chez les femmes, c’est vrai en temps normal, mais c’est encore accentué pendant cette période exceptionnelle.» Une publication de l’Institut de recherche sur le genre de l’Université de Stanford montre que les chercheurs ont 4 fois plus de chances d’avoir des partenaires s’occupant uniquement du foyer que leurs homologues féminines.
La publication d’études est un élément central dans l’avancement des carrières scientifiques, c’est pourquoi la réduction observée n’est pas anodine. «Nous vivons dans un monde de publish or perish, si nous ne publions pas, cela peut avoir des effets sur l’embauche, le salaire, les récompenses…», souligne Megan Frederickson. «La pandémie a eu un impact sur les publications, mais aussi sur les soumissions de projet pour obtenir des financements, dont les dates butoirs sont fixes», souligne Anna Fontcuberta i Morral.
Quel impact cet épisode aura-t-il réellement sur les carrières scientifiques féminines? Il est encore trop tôt pour le dire. La réduction de la présence des chercheuses a pour l’heure été observée sur des serveurs de prépublication; reste à voir si elle se retrouvera dans les mêmes proportions dans les études finales publiées par les revues spécialisées.