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Viol à Bâle: les manifestations s’étendent en Suisse romande https://t.co/gUyI430bDv
— Le Temps (@LeTemps) August 16, 2021
Le mouvement féministe maintient la pression pour faire avancer sa bataille pour une nouvelle définition juridique du viol. A l’appel de la Youth Task Force, un projet commun d’Amnesty Youth et du Réseau de jeunes de Santé sexuelle Suisse, une mobilisation est organisée le 31 août à Berne alors que la commission juridique du Conseil des Etats prévoit une nouvelle réunion ce jour-là.
Sous le slogan «seul un oui est un oui», les organisations de défense des victimes de violences sexuelles, soutenues par une vingtaine de professeurs de droit ainsi que des organisations dont Amnesty International, réclament une redéfinition juridique du viol, qui remplacerait l’exigence d’une forme de contrainte par une absence de consentement.
Sur de nombreuses pancartes brandies lors des mobilisations ces dernières semaines, c’est la «culture du viol» qui est dénoncée. De quoi parle-t-on exactement?
Valérie Rey Robert: La culture du viol, c’est un concept sociologique qui inclut l’ensemble des idées reçues sur les violeurs, les victimes de viol et les violences sexuelles elles-mêmes, et qui participent à la déculpabilisation des violeurs et à l’invisibilisation du sujet. Ce sont, par exemple, les réflexions spontanées du type: «Oui elle s’est fait violer, mais ne l’avait-elle pas un peu cherché?» Le viol reste un des seuls crimes de haine – avec certains crimes racistes – que la société dans son ensemble a tendance à «justifier» par l’attitude de la victime.
De quelles idées reçues s’agit-il?
L’idée selon laquelle les violeurs sont le plus souvent des personnes inconnues des victimes, que les hommes ont des besoins sexuels plus forts que les femmes et sont donc difficilement contrôlables, que le viol au sein d’un couple marié n’existe pas, ou encore que les tenues sexy ou certaines attitudes justifient le harcèlement, voire les violences que subissent les femmes qui «cherchent les ennuis».
Cette notion, qui a été particulièrement médiatisée dans le sillage de «MeToo», change-t-elle la façon dont on comprend et analyse les violences sexuelles aujourd’hui?
Oui et non. Sur la forme, d’abord, pour beaucoup de gens, le mot «culture» est compris dans un sens positif: quand on rapproche culture et viol, il y a un choc, c’est forcément un oxymore. On comprend que ces idées reçues existent, mais on a du mal à admettre qu’on les véhicule parfois soi-même, et que c’est une culture dérivée de notre histoire.
Comment la perspective historique peut-elle aider à éclairer cette minimisation des violences sexuelles, notamment envers les femmes?
Déjà, il faut comprendre que le viol a toujours été puni – mais que le mot lui-même n’a cessé d’évoluer en Europe. Historiquement, on punissait surtout le fait de prendre la femme d’un autre homme: dès le Moyen Age, on voit des textes qui le mentionnent. La conception «moderne» du viol tel qu’on l’entend aujourd’hui, qui fait de la femme un sujet doté d’un corps qui n’appartient qu’à elle, est très tardive dans toute l’Europe. Au passage, c’est la même chose pour les enfants: il faut comprendre qu’un enfant n’est pas un adulte en miniature pour prendre conscience de la gravité du viol et le juger en fonction. Donc, première chose: la prise en compte de la femme en tant qu’individu est très lente. Ensuite, partout, l’histoire du viol est basée sur la stricte dichotomie entre acte pénétratif (viol) ou non (agression sexuelle). Or cette dichotomie, qui découle du patriarcat, est en elle-même très contestable.
Et sur le fond, le regard de l’opinion publique sur les violences a-t-il changé?
Deux enquêtes [ndlr: voir ici et ici] récentes ont montré que malgré «MeToo», les idées reçues n’ont pas vraiment évolué en France par exemple. Certes, rares sont celles et ceux qui diront explicitement «elle l’a bien cherché». Mais dès qu’on entre dans le détail des cas que j’ai étudiés, par exemple le cas bâlois, ou bien l’affaire espagnole dite de «La Meute» [ndlr: le viol collectif en 2016 d’une jeune femme par cinq hommes qui s’en étaient vantés sur un groupe WhatsApp, et dont le procès deux ans plus tard avait déclenché une puissante vague féministe dans toute l’Espagne], on trouvera des arguments incompréhensibles du type: «Oui mais elle avait embrassé un autre homme.» En France, le cas Duhamel est un bon exemple: [ndlr: le politologue de renom Olivier Duhamel a admis avoir agressé sexuellement son beau-fils lorsque ce dernier était mineur dans les années 1980, l’affaire ayant été classée sans suite au motif que les faits sont prescrits] mais il y a encore des éditorialistes pour dire, «oui mais bon: ce n’était pas non plus un enfant», etc.
Une décision de justice a été rendue. Quel regard portez-vous sur la mobilisation suscitée par le cas bâlois? Faut-il y voir le fait d’un monde post-«MeToo»?
Si on prenait vraiment la chose au sérieux, à chaque fois qu’un cas de violence sexuelle serait minimisé dans un pays, la moitié de ses citoyens serait dehors pour protester. Le fait est que ce n’est pas le cas. Il y a une petite mobilisation dans le cas bâlois, parce que le cas semble extrême, mais la mobilisation n'est pas non plus sensationnelle. Ce qui est intéressant, c’est le fait que d’autres injustices envers les femmes ont tendance à mobiliser davantage: le salaire, les discriminations. Les violences sexuelles passent très souvent au dernier plan. Cela s'explique d'une part par un contexte historique qui minimise les violences sexuelles, mais aussi par les décisions de justice qui les entourent – il est très difficile pour une société de reconnaître les biais sexistes ou racistes de ses propres institutions, même si les enquêtes le démontrent.
La grille de lecture générationnelle qui consiste à dire que «les jeunes sont beaucoup plus engagés contre cette "culture du viol" que leurs aînés» vous semble-t-elle tenir la route?
C’est à prendre avec beaucoup de précaution. Les discussions parlementaires vont indéniablement dans le bon sens dans la plupart des pays occidentaux, les sujets sont plus et mieux médiatisés, font débat, et une partie des jeunes y prennent part. Mais quand on lit les enquêtes sur les mouvements des jeunes masculinistes, bien plus violents aujourd’hui qu’il y a vingt ans, on prend quand même la mesure de la riposte qui attend cette prise de conscience sociétale.