Terriennes

Cyber-harcèlement : nouveaux outils, vieux sexisme

La révolution numérique a donné naissance aux "digital natives", naïfs éblouis par ces nouveaux champs des possibles. A l'école, les pré-ados sur-équipés et connectés en permanence ont adopté de nouveaux modes de communication. Réseaux sociaux, jeux en ligne, smartphones… Ces outils rajeunissent des phénomènes qui n'ont pourtant rien de neuf, du bouc émissaire au sexisme le plus archaïque. Et si, en France et malheureusement sans surprise, les filles sont, semble-t-il, plus souvent victimes que les garçons de cette nouvelle forme de criminalité (58% contre 42%, selon le ministère de l'Education nationale, avec une réserve sur la fiabilité de cette proportion), les "bourreaux" ne sont pas que du genre masculin, tant il apparaît que écolières, collégiennes ou lycéennes peuvent intégrer les codes machistes...

"Tout est nivelé, aucune CSP (classe socio professionnelle) particulière n'est plus touchée qu'une autre, il faut oublier complètement les notions de quartiers, de zones et compagnies… C'est partout, à tous les niveaux". C'est le constat de Dominique Delorme, qui répond à la ligne "Net écoute" au 0800 200 000 (numéro vert) pour le compte de l'association e-Enfance en France. De janvier à mai 2012, la ligne mise en place pour dénoncer les cas de cyberharcèlement a reçu 1884 contacts (par mail, téléphone ou tchat) dont une grande majorité concerne les 12-14 ans (voir le graphique ci-contre).
 
"12-14 ans, c'est l'âge où l'on commence à vouloir s'autonomiser, ou l'on a accès aux réseaux sociaux, on ne maîtrise pas forcément toute la teneur de ce que l'on peut en faire et la façon dont ça peut être utilisé", analyse Catherine Blaya, spécialiste du cyberharcèlement, qui s'apprête à publier un ouvrage sur le sujet après plusieurs années d'enquête : Les enfants du net ou les univers numériques des jeunes, usages et messages, aux éditions Autrement. La co-fondatrice de l'Observatoire européen de la violence scolaire constate que les 12-14 ans "osent plus, ils testent aussi leur identité vis-à-vis des autres, ils sont en construction de statut social et ils sont plus dans l'agression".
 
Une catégorie d'âge qui est aussi la première touchée par le harcèlement dit "traditionnel", mais plusieurs aspects le différencient du cyberharcèlement. D'abord, il y a l'anonymat, "on sait très bien que l'anonymat a toujours existé, les lettres anonymes ont par exemple toujours été quelque chose d'utilisé, mais là, il est facilité. Parce qu'on peut utiliser un pseudonyme, ou que l'on peut usurper l'identité de la personne que l'on veut victimiser" explique Catherine Blaya. Un aspect qui pousse aussi les jeunes ados à transgresser plus, à utiliser une violence verbale dont ils ne se seraient pas servi en face à face. "L'agresseur développe un sentiment d'impunité qui va l'amener à aller plus loin, et plus souvent". D'autant que sur Internet, "l'agresseur ne voit pas en direct l'impact de ce qu'il fait sur sa victime."
 

Clip de la campagne mondiale lancée par Click Safe en avril 2012 pour lutter contre cyber harcèlement

 
S'ajoute à l'anonymat la capacité surmultipliée de diffusion qui amplifie aussi la violence du harcèlement, l'objectif premier étant, pour un blog ou un site social "de créer du réseau social, montrer sa popularité en plus d'assoir son statut". Catherine Blaya constate notamment "qu'une fois que le message ou la photographie a été lancé sur la toile, l'agresseur ne le maîtrise plus. La victime n'a plus aucune possibilité de se protéger. Dans le harcèlement en face à face, une fois qu'on rentre chez soi, la victimisation s'arrête, or, sur la toile, il y a un sentiment d'impuissance, justifié, qui fait que la victime se sent agressée en permanence." Une analyse que partage encore Dominique Delorme : "Les menaces, quelles qu'elles soient, l'approche des harceleurs vers les harcelés, quels qu'ils ou elles soient, c'est tout le temps. Je vois des jeunes ados qui ne conçoivent pas ne pas dormir à côté de leur portable. Cet outil, en fait, il est omniprésent."
 
Cette omniprésence anonyme pousse aussi les victimes à s'enfermer dans un sentiment de paranoïa, comme le décrit Catherine Blaya, "parce qu'on ne sait pas qui est l'agresseur, donc toute personne que l'on croise dans le collège, ou dans le lycée est susceptible d'être l'agresseur. Ou toute personne que l'on croise dans le collège ou dans le lycée est susceptible d'avoir vu les messages ou les photographies en question."
 
Un phénomène polymorphe

Le cyber-harcèlement peut prendre des formes multiples. Et on ne parle de cyber-harcèlement qu'au bout de trois attaques. Ainsi selon Catherine Blaya, "il y a le cyber-harcèlement qui relève de l'envoi de textes ou de messages humiliants et insultants". Il peut s'agir aussi de ce que j'appelle des 'groupes de haine' à l'encontre d'une personne en particulier, notamment sur les réseaux sociaux où l'on peut trouver des sondages : 'On en a marre de Pierre le fayot', ou 'Quels sont les pires défauts de Julie?' et donc tout le monde est invité à répondre et à réagir sur le réseau social." 
 
Ces exemples mettent en exergue une particularité du harcèlement, renforcée par son extension numérique : "La relation victime-agresseur-spectateurs est centrale, le harceleur parvenant à faire de ses camarades spectateurs les complices de ses actes installant ainsi une relation de domination sur la victime" comme le décrit le guide que propose le ministère de l'éducation nationale sur le harcèlement (lien PDF). "En ne dénonçant pas se qui se déroule sous leurs yeux, ils valident le processus du côté du harceleur qui se sent conforté, mais aussi du côté de la victime qui se trouve définitivement privée d'aide et d'empathie, ce qui accentue son isolement et fait le lit de la honte et de la perte de l'estime de soi." Dans les "appels à sondages", les spectateurs prennent d'autant plus un rôle d'agresseur. 
 
"Il y a aussi l'usurpation d'identité pour justement exclure quelqu'un ou discréditer quelqu'un dans un groupe, poursuit Catherine Blaya, l'agresseur prend l'identité de la personne qu'il veut exclure et diffuse des messages visant à nuire à sa réputation et à la discréditer aux yeux des autres". Un autre guide rédigé en partenariat avec l'éducation nationale, l'association e-Enfance et le réseau social Facebook, le "Guide pratique pour lutter contre le cyber-harcèlement entre élèves" (lien PDF) propose plusieurs exemples de ce type de cyber-harcèlement, comme ce témoignage d'une professeure: "L'une de mes élèves a été accusée d'avoir insulté sur Facebook ses camarades de classe. Or, celle-ci n'avait plus accès à son compte. Elle a découvert que son compte Facebook avait été piraté par une personne mal-intentionnée."
 
"Sexting", chantage et "slut-shaming"
 
"Des garçons de mon collège ont reçu une photo de moi accompagnée de propositions sexuelles" témoigne une adolescente dans le même document, faisant écho aux descriptions de Catherine Blaya : "Dans le cyber-harcèlement, il y a l'envoi de messages ou de photos à caractère sexuel, ce qu'on appelle le sexting (...) l'agresseur peut s'introduire dans le système et va chercher des documents ou des photos qu'il utilise, qu'il trafique éventuellement et qu'il rediffuse sur le réseau social". Pour la spécialiste, cette dimension sexuelle "est présente parce que sur Internet on peut parler de choses dont on ne parlerait pas forcément dans la vie traditionnelle, il y a aussi des jeux de drague, de séduction et on sait très bien qu'un adolescent à ce niveau là est en plein développement et il a besoin d'essayer, de tester."
 
Cette dimension peut être aussi présente dans le cadre d'une rupture mal gérée, qui peut se transformer en chantage, comme en témoigne Dominique Delorme : "Là, j'ai une jeune femmes cyber-harcelée mineure, harcelée par un maître chanteur qui est son ancien petit copain. Il avait donc posté des images d'elle dénudée, (un peu comme pour Laure Manaudou en fait - en 2008 des photos de la championne de natation nue avaient circuler sur la toile, ndlr) et là le chantage était avéré, avec menaces de diffuser les photos et de prévenir les parents en échange d'argent." Catherine Blaya recense aussi ces cas des chantage : "Il y a aussi des jeunes filles qui sont totalement soumises et qui ont du mal à situer ce qu'elles peuvent faire, ne pas faire, et qui ont du mal à dire non parce qu'elles sont dominées par une relation affective, donc les petits copains qui demandent qu'elles se déshabillent devant leurs webcam et qui filment et diffusent ensuite se créent une réputaion auprès de ses autres copains, mais la jeune fille, quand le film est diffusé, ne s'amuse plus du tout." La spécialiste conclut : "on est tout à fait dans la reproduction des stéréotypes sexistes."

Quand les filles prennent trop de risques
 
"Il y a aussi des situations qui sont provoquées, des prises de risques, notamment chez les filles, qui publient des photographies suggestives, parce qu'on est dans une société ou les individus et notamment les filles sont valorisées au travers de leur apparence physique" décrit Catherine Blaya. Aux Etats-Unis, beaucoup se sont amusés à répertorier ces photos sous l'appellation "Slut-shaming", que l'on pourrait traduire avec la même vulgarité par l'expression "stigmatisation des salopes" qui consiste à rabaisser ou culpabiliser une femme à cause de son comportement sexuel. En France, il existe, depuis un peu plus d'un an, un équivalent : les "tshoins". Soit t'es "tshoin", paria des cours de récréation et cataloguée "fille facile", soit t'es "soin", reine de pureté du collège et petit roi de la cafétéria. Evidemment, un petit roi qui montre son torse sur Internet ne mettra pas sa vertu en cause. 
 
Une jeune adolescente américaine de 13 ans a publié une vidéo (ci-dessous, en anglais) pour dénoncer le "slut-shaming". Pour elle, "le message que cela renvoie est que le sexe est mal", et que "tout le monde va vous détester si vous avez des relations sexuelles". Elle précise que "le sexe est quelque chose de bien, si vous en avez envie". L'adolescente pousse son raisonnement un peu plus loin, en analysant le rapport entre "slut-shaming" et viol, en précisant que "le viol est dû aux violeurs et à une culture violente mais pas du tout parce qu'une jeune fille a une jupe trop courte ou des talons trop hauts". 
 
 
Les filles harcèlent les filles
 
"Ah le harcèlement de filles par les filles..." soupire Dominique Delorme. Dans cette opposition qui est faite entre les filles "tshoins" et les filles "soin", agresser une "tshoin" est autant une affirmation de sa propre pureté. "Il y a la popularité en terme de fille bien et respectable et finalement, ça n'a pas changé de nos grands parents" observe Catherine Blaya. "C'est ça qui est terrible, c'est que les filles elles-même rentrent dans ce jeu de la discrimination sexiste".
 
Selon son enquête, qu'elle corrobore avec celles que mène l'Observatoire international des violences scolaires, "les filles sont plus dans l'agression par message, l'agression de communication". Le "Guide pratique pour lutter contre le cyber-harcèlement entre les élèves", souligne aussi que les filles jouent un rôle important dans la diffusion de rumeurs.  Une vidéo (ci-dessous) publiée par le ministère de l'éducation nationale, évoque cette problématique.
 
 
Le harcèlement a des conséquences immédiates sur les comportements des victimes, "anxiété, chute des résultats scolaires, absentéisme voir décrochage, dépression, voir dépression chronique" et à plus long terme, chez les agresseurs comme chez les victimes "difficultés d'insertion sociale, professionnelle, difficultés dans les relations de couple, et au niveau de la santé aussi parce que ce sont des personnes plus vulnérables, fragilisées" explique Catherine Blaya. La pire des conséquences reste le suicide, dont une enquête de Hinduja et Patchin en 2010 montre qu'un jeune sur cinq qui a été victime de cyber-harcèlement a eu des idées suicidaires. D'autant qu'il est très difficile d'y mettre un terme : une professeure d'un collège de la banlieue huppée de Paris a constaté que la menace de sanctions contre les harceleurs redoublait le harcèlement. Bien souvent, les parents des victimes préfèrent les changer d'établissement, tandis que les coupables restent impunis, encore une autre perversion de la toile...

L'idée n'est pourtant pas de diaboliser Internet, le cyber-harcèlement reste minoritaire par rapport au harcèlement "traditionnel" (5% sur un échantillon de mille élèves dans l'enquête de Catherine Blaya). "Ce qui est dangereux, c'est l'utilisation que certains peuvent en faire, ce n'est pas l'outil en lui même". Et la meilleure des préventions reste l'éducation, l'apprentissage d'un pratique d'Internet éthique, et raisonnée. Des actions se multiplient, en France comme en Europe, en partenariat avec les réseaux sociaux et tout particulièrement avec Facebook pour mettre un terme au cyber-harcèlement.
 

Quand le cyber-harcèlement conduit au meurtre

04.09.2012Reportage de Ph.Antoine et L.Gérard - RTBF
Fin 2011, en Suède, une adolescente de 14 ans publie des éléments de la vie sexuelle d'une de ses amies sur Facebook. Cette dernière ne l'a pas supporté, au point d'engager un ami pour faire taire sa harceleuse. Pour 150 euros et quelques boissons, il poignarde mortellement la jeune fille en janvier dernier. Il vient d'être condamné à un an de prison.
Chargement du lecteur...
   

Petit lexique du cyber-harcèlement

Le cyber-harcèlement ou "cyberbullying" est le fait d'utiliser les technologies d'information et de communication pour porter délibérément atteinte à un individu, de manière répétée dans le temps. (extrait du guide pratique pour lutter contre le cyber-harcèlement entre élèves)

"Slut-shaming" ou "tshoins" en français peut être traduit comme la "stigmatisation des salopes", il s'agit de répertorier les photos de jeunes filles jugées provocantes et de les diffuser sur la toile.

Les "dedipix" sont des photos d'une partie du corps sur laquelle on inscrit le nom d'un contact, qu'il ou elle pourra ensuite poster sur son blog et diffuser sur son réseau social.

"Happy slapping" ou "baffe joyeuse" est le phénomène qui a révélé le cyber-harcèlement, des vidéos de distribution de claques, parfois très violentes, sont diffusées sur Internet.
 

Statistiques recueillies sur la ligne Net écoute entre janvier et mai 2012

Cliquer sur l'image pour l'aggrandir
Cliquer sur l'image pour l'aggrandir
 
Les difficultés de la lutte contre le cyber harcèlement à l'école
Les 28 et 29 juin 2012 s’est tenue à Paris une Conférence internationale sur le cyber-harcèlement. Des chercheurs du monde entier ont échangé sur les moyens de prévenir et d’enrayer ce phénomène en milieu scolaire, mais aussi sur les bons usages des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’école. Il existe certes un cadre juridique européen, comme par exemple l'interdiction de mentionner le nom d'une personne sur Internet, sans son consentement... Les dispositifs législatifs, nationaux ou internationaux, pour lutter contre la diffamation sont également applicables à la cyber-criminalité. Mais dans la réalité, ces lois sont inopérantes et inefficaces pour deux raisons : l'effet amplificateur d'une action en justice sur les coupables, qui dans ce cas, grâce (ou plutôt à cause) aux réseaux sociaux, redoublent d'agressivité et la dissémine avec plus de vigueur ; la difficulté à poursuivre certains acteurs, notamment en France, lorsqu'ils agissent à partir de réseaux sociaux non français, comme l'américain Facebook, qui prétendent dépendre du droit de leur pays "social".