Cyberviolence, cyberharcèlement : #SalePute, un film qui met en lumière la haine des femmes sur Internet

Depuis l’avènement des réseaux sociaux, des millions de femmes à travers le monde ont subi ou subissent des cyberviolences. Journalistes, blogueuses, militantes, responsables politiques ou humanitaires, leur quotidien est fait de harcèlement, de menaces de viol et de mort. Concernées elles-mêmes par ce fléau, les journalistes belges Myriam Leroy et Florence Hainaut sont allées à la rencontre de ces femmes confrontées à la haine en ligne.
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#SalePute photo duo
©capture écran / #SalePute/Arte
Myriam Leroy (à gauche) et Florence Hainaut (à droite) réalisent #SalePute, un documentaire choc qui nous met face au phénomène de cyberviolence dont les femmes sont victimes, bien plus que les hommes - à 73% selon les plus récentes études. 
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#SalePute
©capture ecran/ #SalePute / Arte
Dans un documentaire, à l'aide de nombreux témoignages, les deux journalistes et documentaristes belges Florence Hainaut et Myriam Leroy montrent l'étendue du phénomène du cyberharcèlement chez les femmes. Les femmes sont vingt-sept fois plus susceptibles que les hommes d’être harcelées via Internet et les réseaux sociaux.
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"Tant que tu t'es pas fait violer, ça compte pas" ; "J'ai envie de te découper le ventre avec un couteau, de t'ouvrir l'abdomen et de sortir tes intestins" ; "Si je te croise un jour 'en rue', ce sera ton dernier jour à vivre" ; "Tu l'ouvriras moins grand ta gueule, une fois ma bite dedans"... Le film commence par ces paroles livrées à froid, sans contexte, sans filtre, à la manière d'une alerte sonore signalant l'arrivée d'un message sur un portable. C'est court, c'est rapide et ça peut faire très mal. Ces messages sont ceux de cyberharceleurs, relus à voix haute face caméra par celles qui les ont reçus. 

Les témoignages sont graves, et révèlent l’étendue du phénomène. En partant de leurs expériences personnelles, les autrices, documentaristes et journalistes belges Florence Hainaut et Myriam Leroy livrent un récit international dans lequel des femmes de tous univers sociaux, politiques et religieux alertent sur la gravité des cyberviolences, en témoignant notamment des intimidations et harcèlements subis au quotidien. Des faits non isolés auxquels s’ajoutent des signalements massifs de comptes Internet, des menaces de viols collectifs et de morts violentes par lapidation ou en vidant les victimes de leurs organes. Le tout dans une indifférence générale...
 

nadia daam
Nadia Daam, journaliste, chroniqueuse du magazine 28 minutes sur Arte, victime de cyberharcèlement sur les réseaux sociaux. 
©capture écran/#SalePute/Arte

#SalePute

Outre les témoignages saisissants sur la question, le film #SalePute propose une véritable réflexion sur la misogynie et les conséquences des cyberviolences sur l’état mental des femmes. Avec la même rigueur, les réalisatrices soulèvent d’autres interrogations sur le rôle des plateformes numériques dans l’identification des harceleurs, vivant sans inquiétudes malgré des traces laissées sur Internet.

#SalePute, c’est vraiment l’insulte la plus basique. Pourtant, elle est très violente. On se disait que la mettre en titre, c’était aussi une manière de confronter la société à ce qu’elle laisse proliférer.
Florence Hainaut et Myriam Leroy, documentaristes

À l’occasion de la diffusion du documentaire #SalePute sur Arte, Terriennes s'est entretenu avec Florence Hainaut et Myriam Leroy. 

Terriennes : Pourquoi avoir choisi de titrer le documentaire avec cette expression ?

Florence Hainaut et Myriam Leroy : Parce que c’est l’insulte iconique que toutes les femmes reçoivent de par le monde depuis la nuit des temps, ou presque. En matière d’Internet, #SalePute, c’est vraiment l’insulte la plus basique. Pourtant, elle est très violente. On se disait que la mettre en titre, c’était aussi une manière de confronter la société à ce qu’elle laisse proliférer. Obliger les journalistes à dire ce titre en interview ou dans leur papier nous semblait être une façon intéressante de les forcer à regarder les choses en face.

Le film met en exergue divers profils de femmes ayant été victimes de cyberviolences. Ce choix vous a-t-il immédiatement paru nécessaire ? Pourquoi ?

Dès le départ, on voulait mettre des femmes de pays différents, aux profils, âges et métiers différents pour montrer à quel point le problème est universel et systémique. Pas mal de femmes qui apparaissent dans le film sont médiatisées. Certaines le sont dans le cadre de leur travail (femmes politiques, journalistes, humoristes) ; d'autres l'ont été lorsqu'elles ont été victimes d’un fait divers, comme Natascha Kampusch (séquestrée pendant huit ans en Autriche, elle raconte son histoire dans le livre 3 096 jours, ndlr).

On nous a beaucoup demandé pourquoi nous ne nous étions pas attardées sur des femmes anonymes. Pour trouver des "anonymes" victimes de cyberviolences, il faut qu’elles communiquent sur le sujet et que nous en ayons connaissance. Or souvent, quand on est victime de ce genre de violences, on se tait, on se fait discrète. Et puis nous avons été très prudentes, parce qu’on sait que témoigner de son harcèlement amène à nouveau un harcèlement. Donc même si on connait des femmes non médiatisées qui ont vécu du harcèlement, on n’avait pas envie de les exposer. On a construit notre film autour de celles qui étaient prêtes à parler, à s’exprimer publiquement parce qu'elles l’avaient déjà fait. C’était donc aussi pour protéger les victimes. Mais c’est vrai qu’on a essayé de montrer une grande diversité de femmes pour universaliser le propos et montrer que ce ne sont pas uniquement les femmes jeunes ou sexy ou connues qui en sont victimes. La cyberviolence concerne toutes les femmes. En montrer une grande diversité, c’est un moyen de le faire savoir.

natascha kampusch
Natascha Kampusch, dans le documentaire #SalePute
©capture d ecran/#SalePute/Arte

Justement, pour rebondir sur le cas de Natascha Kampusch, comment comprendre un tel retournement de situation. De la compassion, elle s’est retrouvée victime de cyberviolences ?

Tout simplement à cause de la misogynie pure qui s’exprime envers une femme qui s’est montrée visible. La haine s'est abattue sur Natascha Kampusch juste après sa première interview. Des gens lui disaient qu’eux aussi aimeraient bien être séquestrés, maltraités, violés et battus si c’est pour accéder à la célébrité et à la richesse. Ils pensaient que Natascha Kampusch recevait une pension pharaonique du gouvernement, alors qu’elle a "juste" eu droit à une aide scolaire pour rattraper son retard. La seule explication logique, c’est la haine des femmes qui s’exprime, tout simplement.

Tu devrais retourner dans la cave d'où tu viens. Et mourir.
Citation d'un cyberharceleur de Natascha Kampusch

Puis il faut savoir que Natascha Kampusch a fait quelque chose d’extrêmement mature alors qu’elle n’avait que dix-huit ans à l’époque de sa libération. Dans sa première interview, et tout au long de ses interventions ultérieures dans les médias, elle n’a pas voulu raconter exactement ce qui s’était passé, ce qu’elle avait subi. Elle a tout de suite dit : c’est ma vie privée. Et cette manière de retenir une information que tout le monde voulait connaître a rendu les gens fous. Il y a des médias qui lui ont proposé des sommes hallucinantes pour qu’elle raconte en détail les sévices qu’elle avait subis, et elle a toujours refusé de le faire. En fait, elle a été maitresse de son narratif. Elle n’a pas tout dévoilé et ça a créé de la suspicion, des théories de complot et de la haine.

Lors du visionnage du documentaire, on se rend compte que les harceleurs sont des gens aux profils variés. Il y a des pères de famille, des chefs d’entreprises, des gens bien établis et souvent capable d’intellectualisation. Comment se fait-il que de telles personnes s’en prennent à des femmes journalistes, blogueuses et militantes ?

Ils ne font qu’exprimer une misogynie qui est en eux. Internet est un nouveau terrain d’expression d'une misogynie qui préexiste évidemment à l’outil numérique. Un ordinateur n’a jamais rendu quelqu’un raciste, antisémite, misogyne, homophobe… Il faut l’être déjà profondément pour déverser des horreurs de cette nature via Internet. Et puis ce sont aussi des profils d’hommes bien installés dans la société. Parfois même des notables qui, ces dernières années, croient voir disparaitre, ou du moins raboter, un certain nombre de leurs privilèges. Ce sont des hommes qui ont toujours été dans des positions dominantes et qui aujourd’hui sont obligés de composer avec les voix des minorités et des personnes minorisées qui commencent à s’exprimer sur les différents réseaux sociaux. Et c’est cette peur, cette inquiétude, qui s’exprime aussi dans la haine qui prolifère sur Internet.

73% des femmes cyberharcelées
©capture ecran #SalePute/Arte

Comment définir le harcèlement en ligne ?

En fait, nous parlons plutôt de cyberviolences. Car le harcèlement n’est qu'une étape de la cyberviolence. Dans #Sale Pute, nous avons utilisé le prisme de l’insulte car c’était le plus facile à retranscrire, à comprendre. Et les gens s’accordent plus ou moins sur le fait que traiter une femme de sale pute, c’est pas génial quand même. Mais il existe toute une palette d’outils pour nous atteindre : ça peut passer par le dévoilement d’éléments de la vie privée, la diffusion de photos et vidéos à caractère privé qu’on appelle le revenge porn, la vandalisation de la page Wikipédia de quelqu’un, ou encore commenter tout ce que la personne fait, tout le temps, faire des montages photos dénigrants ou des signalements de ses comptes, pour que ceux-ci soient bloqués. Il y a mille manières d’exercer la violence contre les femmes sur Internet. Nous définissons la violence comme Caroline de Haas (militante féministe française et fondatrice de l'organisation #NousToutes, ndlr) la définit, à savoir toute atteinte à la dignité d’une personne.

En avez-vous été les cibles ?

Ça fait dix ans. Et c’est bien pour ça qu’on a fait ce film. C’est notre histoire, on a appris à vivre avec cette dimension. Il y a des hommes haineux, certains que nous connaissons, et énormément d’autres que nous ne connaissons ni d’Eve ni d’Adam. Où que nous allions, nous trimballons notre valise de harceleurs avec nous et la société nous dit que ça n’est pas si grave, voire que c’est de notre faute. Comme nous n'étions pas d'accord avec la manière dont le sujet était traité dans les médias, on s'est dit qu'on allait le traiter nous-mêmes puisque nous sommes journalistes.

Dans le film, une ancienne journaliste explique avoir été congédiée après des cas de cyberviolences. Comment l'expliquer ?

Souvent, quand un discours est martelé, il finit par être pris pour une vérité. Quand il est dit et répété qu’une journaliste est mauvaise ou manipulée par l’islam radical, la suspicion salit la journaliste, pas les harceleurs. Dans le cas de cette journaliste, il n'est pas impossible que son employeur ait vraiment cru ce que disaient ces gens sur Internet, à savoir qu'elle était manipulée et au service de l’islam politique. C’est visiblement pour ça que son émission n’a pas été renouvelée. Et puis une employée, une collaboratrice qui suscite une telle tempête de commentaires dénigrants, les employeurs s’en passent très bien. Nous en faisons les frais. On arrive avec une valise de harceleurs avec nous, quoi que l’on fasse, ça suscite des commentaires négatifs. Lorsqu’on est freelance, il faut expliquer à ses clients qu’il ne faut peut-être pas poster l’article sur le net, ou qu'il est préférable d'enlever notre signature, qu’il faut peut-être s’attendre à des commentaires négatifs. On arrive avec un bagage en plus, on devient des filles à problèmes. Et si nous sommes échangeables avec un autre journaliste qui ne suscite pas ce genre de commentaires, c'est plutôt l’autre qui sera choisi.

cyberharcèlement

Les lois votées en France et en Belgique protègent-elles assez les victimes de cyberviolence ?

En Belgique, pas du tout. Les victimes n’ont quasiment aucun recours en ce qui concerne la violence écrite sur Internet. Sauf en cas d’insultes racistes ou antisémites, mais ce sont les deux seules exceptions, et il n’y a pas de possibilité de recours pour tout ce qui a trait au sexisme, à l’homophobie, au validisme… En Belgique, on ne peut pas porter plainte et faire un procès pour cyberharcèlement. Ça n’existe même pas. En France, les choses sont un peu plus évoluées. Il y a des condamnations contre les insultes et harcèlements en raison du sexe. La première Française qui a réussi à faire condamner une série de harceleurs, c’est Alice Barbe, qui témoigne dans le film. Mais même là, on touche les limites de la justice : elle a déposé plainte pour 360 messages de haine et, au final, il n’y a que sept personnes qui ont été convoquées au tribunal et six qui ont été condamnées. L’élue et journaliste Alice Coffin, qui avait porté plainte pour 30 messages d’une violence inouïe, ne verra aucun de ses harceleurs répondre de ses actes devant la justice.

La misogynie passe encore relativement inaperçue dans notre société. Elle est tellement intégrée, elle fait tellement partie de notre culture, entre autres humoristique, qu’on ne la voit pas pour ce qu’elle est : une haine envers la moitié de l’humanité.
Florence Hainaut et Myriam Leroy

Le problème est-il suffisement abordé ?

Absolument pas. Sans doute parce que la misogynie passe encore relativement inaperçue dans notre société. Elle est tellement intégrée, elle fait tellement partie de notre culture, entre autres humoristique, qu’on ne la voit pas pour ce qu’elle est : une haine envers la moitié de l’humanité. Le problème est mal abordé par la justice qui n’a pas évolué en même temps qu’Internet et les réseaux sociaux. Par exemple, quand une photo intime est dévoilée, ce qu’on appelle du revenge porn, et que la justice met trois ans à condamner le harceleur, la photo va circuler sur Internet et peut-être faire le tour du monde, au détriment de la victime. Le temps d’Internet n’est pas le temps de la justice. Il n’y a actuellement aucun pays dans le monde où il existe des lois adéquates. On comprend bien la difficulté, Internet change vite, de nouveaux réseaux, de nouvelles plateformes, de nouvelles façons de violenter apparaissent sans cesse. Bétonner une loi, c’est prendre le risque qu’elle soit datée six mois après. Mais quand même, depuis le temps qu’Internet existe, on pourrait s’attendre à une brigade spéciale, des moyens mis à disposition ou ne fut-ce qu’une réflexion un peu poussée sur le sujet.

pano
©capture ecran/#SalePute

Quelles sont vos préconisations pour mieux lutter contre les cyberviolences ?

Changer les lois pour rendre les questions de misogynie et de haine des femmes illégales. Notez que rendre les lois existantes applicables à Internet, ça ne serait déjà pas mal. Et puis plus globalement, changer la vision de la société sur ce type de problèmes puisque le sexisme est encore considéré largement comme "pas grave", voire comme relevant du trait d’esprit, de l’humour… Beaucoup de femmes estiment d'ailleurs que ce n’est pas la mort de se faire traiter de grosse pute ou de recevoir de temps en temps une menace de viol. Or c’est totalement inacceptable.

C’est un changement culturel qui nous semble important et urgent à effectuer. Mais peut-être ne le verrons-nous pas de notre vivant… Internet est encore vu par beaucoup de gens, dont certains font les lois, comme une espèce de gadget dont on pourrait se passer, comme une console de jeux vidéos, pas franchement nécessaire. Or il n’y a pas de distinction à faire entre l’espace numérique et l'espace public. L’espace numérique, c’est l'espace public. C’est même le plus important dont nous disposons aujourd’hui, la pandémie l’a encore prouvé. On n’aurait pas pu se passer d’Internet : on y travaille, on y organise nos réunions, on y reçoit nos résultats de test PCR. Il n’y a pas de distinguo à faire entre "réel" et "virtuel". Mais quand on voit la violence avec laquelle la classe politique communique parfois sur Internet, que ce soit en Belgique, en France ou dans le reste du monde, on se demande si ces gens qui sont censés œuvrer pour le bien public ont vraiment compris que ce qu’ils disent est réel et a des effets concrets sur nos démocraties. La violence ne concerne pas que les internautes lambdas, parfois cachés derrière des pseudonymes.

Quid de la protection des femmes victimes de cyberviolences ? 

Pour l’instant, il n’y a pas vraiment de moyens de se protéger de ce type de violences. Des ripostes et contre-attaques judiciaires sont éventuellement envisageables si on vit dans un pays qui prend le phénomène un tant soit peu au sérieux. On se protège des cyberviolences comme on se protège des violences dans la rue, en fait. C’est-à-dire qu’on n'emprunte pas les chemins qu’on doit emprunter, on ne s’habille pas comme on veut s’habiller, on ne dit pas ce que l’on a envie de dire. On se prémunit en changeant nos comportements parce que les lois ne peuvent, pour le moment, pas nous protéger. Donc on verrouille nos comptes, on ne publie pas d’informations personnelles, on adopte des stratégies d’évitement. Mais ce n’est pas quelque chose que l’on conseille de bon cœur. On le fait parce qu’on n’a pas le choix.

En gros, et c’est d’une infinie tristesse, pour ne rien subir, il faut ne rien dire. Et même là, on sera témoin de violences. La seule étude que nous avons trouvée sur le sujet date de 2016 et révèle qu’à l’époque, 41% des femmes qui n’avaient pas été victimes de cyberviolences, s’autocensuraient par peur d’être ciblées à leur tour. De la même manière que des insultes négrophobes, homophobes ou antisémites ne traumatisent pas uniquement les personnes à qui elles sont adressées, le climat de violence envers les femmes sur Internet nous atteint toutes.

Faut-il supprimer le pseudonymat sur Internet ?

Non, parce que le pseudonymat protège aussi les lanceuses et lanceurs d’alertes, les féministes, les militant.e.s, que nous appelons les usagers faibles d’Internet. La question du pseudonymat n’est pas essentielle pour nous. L’important, ce serait que les plateformes acceptent de collaborer avec la police et la justice en cas d’infractions avérées. En s’inscrivant sur les réseaux sociaux, tout le monde a dû livrer un certain nombre de données. Il est en fait très simple pour les plateformes d’identifier les abuseurs. Le problème, c’est le manque de collaboration des plateformes. Et puis les études montrent que 50% des victimes connaissent leurs agresseurs. L’anonymat n’est pas le vrai problème.

Retrouvez Florence Hainaut et Myriam Leroy sur le plateau du 64' de TV5monde >
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