Fil d'Ariane
Entre punk et rap, musique baroque et traditionnelle, poésie et chants polyphoniques, épisodes dissonants et cris rageurs, Ruslana, Tanya, Solomiia, Anna, Natalia et Zo évoquent des Castafiore Bazooka déjantées, versant tantôt dans les sons hypnotiques d’une Laurie Anderson, tantôt dans les accents mélancoliques d'un Goran Bregovic ou encore les vocalises saccadées d'une Nina Hagen.
Actuellement sous le chapiteau du théatre parisien Le Monfort jusqu’au 14 janvier 2017, elles jouent et chantent en ukrainien, mais aussi en anglais, français et allemand dans Terabak, un spectacle de cabaret humoristique, burlesque et rock'n roll mis en scène par le Français Stéphane Ricordel, ponctué des pointes d'humour un brin potache de l'illusionniste Yann Frish, d'un duo de trapézistes argentins et des pitreries et acrobaties d'une myriade d'autres artistes de cirque.
Les Dakh Daughters sont danseuses, chanteuses, musiciennes, mais avant tout comédiennes, héritières du théâtre Dakh, créé il y a 20 ans par l'anticonformiste Vlad Troitsky à Kiev. Séduit par l’énergie qui se dégage de leur musique et de leur interprétation, le metteur en scène français Stéphane Ricordel les a déjà produites en 2014 dans un spectacle aux Bouffes du Nord. "Elles sont très professionnelles. Quand elles vous regardent droit dans les yeux, elles irradient une incroyable puissance, comme dans un rêve", confiait-il à l’époque à nos confrères d’Euronews.
Pour la force sauvage et grave qu’elles dégagent sur scène, pour la radicalité de leur propos et de leur engagement politiques, on dit souvent des Dakh Daughters qu’elles évoluent dans la mouvance punk. Aux yeux de Stéphane Ricordel, pourtant, elles sont davantage "rock, avec leur façon de s’adresser au public et de dire ce qu’elles ont à dire... Elles sont capables de prendre une posture sur scène très rock’n roll par leur look et leur façon d’être tout le temps en adresse directe. Elles sont très cabarétiques," selon le blog du Spectateur de Belleville.
Les six jeunes Ukrainiennes sont aussi des citoyennes, des filles du peuple. Elles sont les auteures de Rozy Donbass, l’hymne de l’Euromaidan, ces rassemblements provoqués, entre novembre 2013 et février 2014, par le refus du président Viktor Ianoukovytch de ratifier l’accord d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Ils ont pris fin avec la fuite et la destitution de Ianoukovytch, la libération de Ioulia Tymochenko et la mise en place d'un nouveau gouvernement.
► Lire notre dossier L'Ukraine, un pays écartelé.
Notre énergie est celle de la vie, avec ses multiples facettes
Aujourd'hui, que reste-t-il de l'élan de révolte qui animait ce mouvement pro-européen dans un pays tiraillé entre est et ouest, qui reste enferré dans un conflit oublié avec la Russie et dont la population désenchantée attend encore les réformes promises ?
Entre deux représentations au théâtre du Monfort, en cette fin 2016, Natalia, Solomia et Anna ont répondu à nos questions :
C’est compliqué de maintenir cet esprit, car les réformes ne se font pas aussi vite qu’on le voudrait. Mais les artistes entretiennent cet élan et c'est lui qui alimente l’épanouissement de la création actuellement en Ukraine, avec de nouveaux groupes de musique, de nouveaux peintres, de nouveaux écrivains…
Aujourd’hui, malheureusement, la révolte a fait place à la guerre. Et la guerre nécessite une énergie encore plus importante que la révolution. Ce n’est pas une guerre civile, c’est une guerre pour préserver nos frontières. La Russie a tout intérêt à semer le désordre en Ukraine et à fragiliser ce pays qui est un carrefour avec l’Europe.
On a commencé à lutter pour quelque chose, et maintenant on continue à lutter pour autre chose. Alors les gens s’unissent pour se soutenir et préserver l’énergie nécessaire à la lutte. D’un côté, des garçons partent à la guerre avec leurs armes. De l’autre, les artistes combattent avec d’autres armes.
Pour nous, l’Ukraine est une femme
Dakh Daughters
Pour nous, l’Ukraine est une femme. Elle s’est toujours comportée comme une femme, non pas une victime ni une femme malmenée, mais une femme créative, qui va de l’avant avec la paix et l'amour pour socle. Nous partons en tournée emplies de cette énergie : nous voulons montrer que nous ne souffrons pas, malgré la situation compliquée, et que nous continuons à marcher vers l'avant.
On nous le dit de moins en moins… Les Pussy Riots sont plus engagées politiquement. Nous réagissons en tant que citoyennes, c’est vrai, mais nos moyens sont artistiques, alors que les Pussy Riots, elles, sont dans l’action.
Nous ne sommes pas féministes. Nous sommes femmes, artistes, et nous travaillons avec des hommes. Si les spectateurs veulent voir en nous un groupe féministe, ils peuvent le voir. Mais ce n’est pas ce que nous voulons transmettre. Notre énergie est celle de la vie, avec ses multiples facettes.
Nous trouvons que les femmes en Europe se focalisent beaucoup sur le féminisme et la lutte pour leurs droits. Il faut se détendre, ne pas trop penser au combat, mais être aussi libre et intelligente que possible au fond de soi. Alors les hommes suivront, car tout est interaction.
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