Terriennes

“Dancing grandmothers“ de Eun-Me Ahn

“Dancing Grandmother“ sur scène au théâtre de La Colline à Paris. La dernière représentation a eu lieu le 9 août 2014 ©Isabelle Soler / TV5MONDE <br/>
“Dancing Grandmother“ sur scène au théâtre de La Colline à Paris. La dernière représentation a eu lieu le 9 août 2014 ©Isabelle Soler / TV5MONDE


Des paysages. Une voiture qui roule. La salle encore allumée. Une vidéo défile, en musique et en fond de scène. Bande d’attente ? Début du spectacle ? Mystère. Mais soudain les notes jaillissent. Pas de doute, c’est parti !

 


On la présente comme la Pina Bausch coréenne. Pour le moment, c’est un elfe en gros jupon rouge, crâne rasé. Difficile, à première vue, de se prononcer : homme, femme, moine bouddhiste ? Elle sillonne le fond de scène, dans une danse de l’ours bizarrement enlevée. Et disparaît.

Ainsi commence, au théâtre de la Colline de Paris, Dancing Grandmothers de Eun-Me Ahn, une pièce en trois actes. Avec son précédent spectacle, la Princesse Bari, la Sud-Coréenne a plu à tous. A Télérama, au Monde, au Figaro. Aux unes et aussi aux autres. Elle danse et fait danser. Des jeunes, des vieilles (et des vieux), le public. Son énergie est communicative, sa joie aussi. C’est d’ailleurs son mantra qui s’affiche en intermède. "La gaieté appelle le bonheur, la danse appelle le bonheur". Vous êtes priés de la croire.


Manie dansante

Car à l’heure où le spectacle commence (pour de vrai), vous allez être scotché à votre siège pour vingt minutes torrentielles. Musique tonitruante, mouvement ininterrompu, énergie pure. Imaginez une rave-party survoltée, une "manie dansante", ancêtre de la rave, une danse de Saint-Guy ultra-communicative.

Imaginez une petite dizaine de garçons et filles, lancés sur la scène comme des boulets, tour à tour et sans souci de genre vêtus de vêtements multicolores : jupes, collants, doudounes, paillettes, cheveux longs ou courts. "Je choisis jusqu'à la couleur des culottes de mes interprètes," avoue la chorégraphe. Imaginez devoir rester immobile sur votre siège tandis que leurs jeunesse-vitesse-trajectoire vous invitent à les rejoindre pour une transe collective.
 

#4 - Extrait “Le son électro, c'est comme le battement du temps des temps modernes“, Eun-Me Ahn

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Mais non, l’heure n’est pas venue. D’ailleurs l’énergie retombe. Les envoûtés quittent le plateau. Le calme se fait. En fond de scène, une projection vidéo commence. Pas moins surprenante. Des femmes, âgées ou moins âgées, seules, en groupe, en couple, dansent. Sans sophistication. Elles se balancent sur un rythme qu’elles seules entendent. Elles sourient.
 

#3 - Extrait du spectacle

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Juste danser

Eun-Me Ahn vous présente ses grands-mères, ses Dancing Grandmothers. En 2010, la chorégraphe au crâne chauve (rasé en 1992, plus jamais chevelu depuis) a sillonné les provinces rurales de Corée du Sud. Elle a rencontré des femmes, souvent âgées, souvent paysannes, mais aussi pharmaciennes, bouchères et même sans-abris. Elle leur a proposé de danser pour elle. Quand on demande à Eun-Me Ahn ce qu’elle leur a dit précisément pour obtenir ce balancement commun à toutes, cette simplicité, cet abandon de ses danseuses d’un jour, elle répond : "Juste de danser. Elles étaient heureuses que quelqu’un le leur demande."
 

#2 - Extrait du spectacle

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Toutes pareilles, toutes différentes : timides ou sans-gêne, réticentes, enthousiastes. Mais dansant sur une bande-son intérieure, pour elles seules audible. C’est cette connexion avec leur histoire personnelle qui confère à leur danse cette part d’intime qui fait du spectateur un voyeur. Mais un voyeur bienvenu, invité, convié.

Eun-Me Ahn leur a demandé de danser sur les tubes de leur jeunes années. Et ce qu’elle a vu, c’est un bonheur intact à retrouver leur jeunesse, dont une part ne les a pas quittées. "Leurs danses étaient si naturelles et vivantes qu’elles ont entraîné dans leur mouvement les jeunes danseurs professionnels de ma compagnie. Chacun de leurs gestes reflétait la rudesse de leurs conditions de vie. Comme si on regardait un documentaire qui parlerait à la fois du passé et du sol. A chaque rencontre, nous voyions l’histoire de la Corée moderne incarnée dans leurs corps."
 

“Restez fort, debout, c'est ça la signification de la danse“, Eun-Me Ahn

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Transgressives mamies

La danse comme expression de la joie intérieure. Un exercice qui ne va pas de soi. Il n’est rien que de regarder l’expression abasourdie ou désapprobatrice des collègues ou maris pour comprendre que ces déhanchements, ces bras levés donnent accès à la part cachée, à l’essence de ces femmes. Dansant, elles outrepassent le rempart de leur pudeur, de leur vieillesse. Elles retrouvent leurs vingt ans, et plus loin encore, renouent avec leur âme d’enfant indifférent au regard d’autrui. Fussent ceux de leur compagnons ou amies.

Cette réprobation comique éveille le rire complice des spectateurs. Car en Corée du Sud, toute attitude juvénile est déplacée. Un vieillard n’est pas supposé échapper à la norme de l’âge qui dicte son attitude : comportement, coiffure, vêtements empreints forcément de modestie. Cette danse transgressive des ajumas (mère ou grand-mère coréenne) a inspiré celle des jeunes danseurs. Et non l’inverse.

Une liberté qui fait écho à celle de Eun-Me Ahn, l’excentrique danseuse rasée. Elle a intégré sa mère, 76 printemps, au spectacle. Et que la fête commence - boum, kermesse, rave, quel que soit le nom qu’on lui donne. Les fils entre générations sont renoués. Jeunes et vieux ont mutualisé liberté, dynamisme et joie. Les ont mis au service de la danse. Ne restait plus qu’à faire partager l’alchimie au public parisien. Mission accomplie. 
 

#1 - Extrait du spectacle

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