Dans la lumière noire des mères

De retour pour la saison 2012-2013 pour mettre à nouveau le nez dans les livres, les humer et les conseiller en toute partialité ! Mais oui… Car si l’abondance a marqué la période électorale avant le joli mois de mai qui nous vit aux urnes, cette abondance marque toute l’année la production littéraire hexagonale et au-delà, chez nos voisins suisses, belges et québécois. Ce modeste billet se veut donc comme un regard sur les tendances éditoriales qui, de la rentrée aux prix littéraires, des fêtes de fin d’année jusqu’aux prochaines (grandes) vacances marqueront cette saison. Pour affiner la sélection, c’est à la littérature de et autour des Femmes que je me consacrerai, Terriennes oblige ! 
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Dans la lumière noire des mères
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Après l'ombre portée des pères, je me suis intéressée à la lumière noire des mères. Un oxymore qui fait sens, ô combien, à la lecture des autobiographies parues ces dernières semaines. Des mères dissemblables, certaines disparues de leur vivant, d'autres ayant choisi le silence sur l'histoire familiale, contraignant leurs filles adultes à de douloureuses fouilles. Certaines encore, si aimantes,véritables ogresses de l'amour maternel. Mais des mères toujours envahissantes, de trop ou de trop peu… Chacun de ces livres démontre combien on guérit mal de son enfance, et pour chacune de ces auteures combien les mots, s'ils ne valent pas consolation, valent réparation. Ou tentative.

“La réparation“ de Colombe Schnek.

Grasset, 218 pages, 17 euros
“La réparation“ de Colombe Schnek.
Je commencerai donc par le livre autobiographique de Colombe Schneck. C'est rien de dire que je l'ai abordé pleine d'a priori. C'est plus fort que moi, Colombe Schneck m'insupporte. Auditrice de France Inter, je zappe ses "Liaisons heureuses" à cause de sa préciosité de fille de bonne famille, de son phrasé si particulier heurté et chantant. Bref, n'ayant rien lu auparavant mais intriguée par le thème de "La réparation", le sort des juifs de Lituanie pris en tenaille entre l'Allemagne nazie et l'URSS, je me suis lancée. L'auto-flagellation de la présentation : "Je me disais, tu portes des sandales dorées, tu te complais dans des histoires d'amour impossible, et tu crois qu'une fille comme toi peut écrire sur la Shoah" me plaisait aussi, assez pour dépasser mes réticences. Une nuit d'insomnie, j'ai commencé la lecture. Le souci d'honnêteté me force à dire que je l'ai lu d'une traite, et que j'ai pleuré. 
Deux fois Salomé.
"Mary a été sélectionnée le 26 octobre 1943 avec ses petits enfants, Salomé et Kalman. Quelques jours après, ils ont été gazés à Auschwitz". Ce sont les premiers mots, cliniques. Mary est l'arrière grand-mère de l'auteur, Salomé sa petite cousine. Mais c'est aussi le prénom de sa fille née en 2003, bien après la Shoah mais héritière à son tour de ce terrible épisode familial sur lequel un demi-siècle a déposé poussière et (tentative d')oubli. C. Schneck va se dresser contre le voeu de silence de toute une famille car une fois mère, impossible pour elle de reproduire le mutisme affectif à laquelle s'est et l'a contrainte sa mère Hélène. " Le soir, avant de s'endormir, si elle n'est pas trop fatiguée, elle vient m'embrasser dans mon lit d'enfance. Il n'est pas possible de réclamer davantage, une caresse ou un baiser, de l'amour, car dans le monde d'Hélène l'amour est enfoui à tout jamais." La légèreté a déserté les femmes de la famille, ou plus exactement la légèreté assumée. Car comment peut-on l'être sans s'en sentir coupable quand les siens sont morts dans les camps et que Kovno écrasant son passé juif, a écrasé de ce fait les racines familiales ? 
Double peine pour la Lituanie.
La famille maternelle vivait à Poniwej, petite ville lituanienne, proche de Kovno où depuis le XIIème siècle une communauté juive prospérait, malgré les relents antisémites. En 1924, la grand-mère Ginda part faire ses études à Paris, tandis que ses frère et soeurs restent au pays. Dix ans plus tard, Ginda leur rend visite en Lituanie. Anticipant ce qui se prépare, elle les exhorte, en vain, de prendre le chemin de l'exil. Trop tard. En Aout 1939, l’Allemagne nazie et la Russie soviétique signent le pacte de non-agression Molotov-Ribbentrop par lequel les deux puissances s'octroient secrètement des zones d'influence sur les pays baltes. Après l’attaque et le partage de la Pologne, la Lituanie est envahie à son tour par l’Armée rouge en juin 1940. Sur les quelques 250 000 Juifs que compte le pays, près de 200 000 seront tués avant 1942, et les survivants concentrés dans différents ghettos. 
La famille maternelle fait partie de ces juifs du ghetto de Kaunas. Comme des milliers d'autres, ils seront forcés de travailler pour l'industrie militaire allemande avant d'être transférés dans des camps d'extermination. Moins de 3 000 en sortiront vivants. Parmi ces rescapés, les grands tantes de Colombe Schneck, des femmes sorties certes de l'enfer de Kaunas mais amputées de leurs enfants. Comment et pourquoi ont-elles eu la vie sauve, et pas eux ? C'est LA question, véritable colonne vertébrale du livre. L'élucidation de ce mystère concentre toute l'émotion,  autour d'un sacrifice fondateur, ce secret qui lie les survivants et étouffe la descendance. 
"Je voulais vivre".
Colombe Schnek a 14 ans. Elle lit "le Juif imaginaire" de Finkielkraut. Lui dévore "ses morts" familiaux, elle ne se sent pas concernée. Elle vit au chaud, elle aime les belles choses et s'intéresse plus à sa sexualité balbutiante qu'aux juifs morts dans les camps. Et pourtant…"J'ai mal au ventre, je traine une faute impardonnable mais je ne sais pas laquelle". Ce sera elle, la fausse insouciante, qui commencera à poser les questions cadenassées, détruisant le mur érigé autour de l'histoire inimaginable de ses grands-tantes. 
La recherche de la vérité la mènera de Kovno (Kaunas) à Jerusalem, en passant par les Etats-Unis où réside une branche de la famille. Une véritable enquête initiatique car les traces sont infimes. Avant de quitter les lieux, les nazis ont fait le ménage. Seule la mémoire des descendants lui permet d'apprendre comment Salomé et Kalman, ces enfants privés d'avenir ont péri alors que leurs mères sauvaient leur peau. "Je voulais vivre" : ces mots d'une mère dans le ghetto pourraient à eux seuls résumer la quête de ces humains.  
Au final, ce récit décousu qui avance cahin-caha, mêlant les vies des uns et celle de l'autre est celui d'une délivrance. Celle d'une jeune femme d'aujourd'hui qui de sa plume et avec courage a tout à la fois élagué son histoire familiale et creusé son histoire personnelle. Bouleversant. 

Laisser les cendres s'envoler de Nathalie Rheims.

Editions Leo Scheer, 255 pages, 19? euros
Laisser les cendres s'envoler de Nathalie Rheims.
Voilà une autre grande histoire de silence familial, élevé au rang de dogme, celui-ci ! L'année de ses treize ans, la mère de la narratrice disparait. Elle ne meurt pas, elle part. Sans un au-revoir à cette fillette qui la chérissait et réciproquement jusque là. C'est le maître d'hôtel qui informe la jeune fille, d'un ton "neutre et détaché". Partie où ? Prendre un appartement, avec un homme, l'Autre. Sans sa fille. Point. Il faudra faire avec, pour l'enfant comme pour le lecteur. Car ici, on est chez les Rheims-Rothschild, c'est à dire dans l'une des plus grandes familles de France, et la bienséance impose silence et discrétion. A tous les étages, comme le gaz, tout aussi inflammable….
De mère en fille.
C'est toute l'élégance de Nathalie Rheims de ne pas faire de son récit un grand procès familial. Elle parle d'elle et d'elle seule, de son ressenti, de ses difficultés, de sa résilience. Nulle part ne sont cités ses célébrissimes proches, Maurice son père, Bettina sa soeur et tous les autres. A tel point que l'on se demande si la jeune Nathalie vivait seule dans une maison avec des fantômes. Même le nom de la demeure familiale est modifié. Et si les leurres sont limpides, l'honneur est sauf. 
C'est là que l'autobiographie se fait roman des origines, dans cette re-création de son histoire personnelle, dans l'auto-fiction. C'est à titre individuel qu'elle narre son histoire, même si elle s'inscrit dans une tribu dont elle prend vite ses distances. Car la lignée est toxique pour qui n'en respecte pas les codes. Nathalie comme sa mère n'ont guère su s'y plier. 
Si le roman ne livre que peu les clés familiales, il est instructif pour le futur lecteur d'en connaitre quelques unes. Lili la mère de Nathalie avait deux ans lorsque son père meurt dans un accident de train. Sa mère Alix, née Goldschmith-Rothschild épouse en seconde noces son cousin Guy, baron de Rothschild qui élèvera l'enfant mais ne l'adoptera pas légalement, induisant un sentiment de précarité existentielle, la sensation d'avoir été recueillie et de ne pouvoir prétendre à rien. Tuant ! Surtout dans ces dynasties où la transmission du patrimoine est une obligation assumée dès le plus jeune âge. 
Ces non-dits nés du sentiment de bâtardise de Lili sont transmis à sa fille Nathalie qu'elle abandonnera, l'une portant à sa suite la croix de l'autre.  "Avec les années, nous apprenions la chanson du silence. On débutait chevalier puis par la suite, on gravissait les échelons du non-dit, pour terminer grand-croix de l'ordre de la dissimulation."
La rupture.
L'adolescente se laisse rapidement dériver, sèche ses cours pour les livres ou le théâtre, s'amourache d'un comédien, ami de ses parents et de fil en aiguille, se retrouve à 16 ans au conservatoire rue Blanche. Elle plonge dans ses rôles, enchaîne les déboires sentimentaux avec des hommes plus âgés, et se débat entre ressentiment pour sa mère et haine de la famille. Un enfermement affectif dont elle sort étrangement…avec la télé. Triviale, crue, réelle, cette lucarne fait entrer l'oxygène dans cette jeune vie, étouffée par le ressassement et la morale bourgeoise. Coups de griffe au passage contre le clan familial : usuriers sans coeur, profiteurs de la misère lors de la crise des subprimes et allusion à la théorie d'un nouvel ordre mondial que les Rothschild, banquiers de père en fils sont soupçonnés de soutenir. Tout fait sens dans le refus d'appartenir à cette famille qui broie les individus pour mieux sauvegarder la lignée. 
La légende des Rotschild.
Le nom Rothschild viendrait de Rot Schild, bouclier rouge figurant sur l'écusson ornant la boutique du fondateur de la banque du même nom. Mayer Amschel est le banquier d'un client prestigieux, le prince Guillaume de Hesse-Cassel, le plus riche souverain d'Europe avant de devenir celui de tous les souverains européens endettés. 
La maison MA (pour Mayer Amschel) Rothschild, première « multinationale bancaire » est créée en 1810 entre le père et quatre de ses fils, chacun d'eux partant fonder une banque à Berlin, Vienne, Paris et Naples. Au fil de l'histoire, les Rothschild confirmeront leur statut de banquiers des Etats européens, avant d'élargir leur clientèle aux riches particuliers et aux milieux d'affaires. Un statut social et un patrimoine préservés de générations en générations par des mariages entre cousins des deux branches françaises et londoniennes.
Un éclatement généralisé.
Le départ de la mère précipite la fin. De la cellule familiale déjà bien entamée, on le comprend rapidement. De l'héritage familial, de l'inscription dans la tradition Rothschild. De la construction de cette femme-enfant à tout jamais qui doit se reconstruire, avec des valeurs et des repères très personnels."Transmettre, c'est reconnaitre. Et ma mère m'avait perdue de vue. J'étais figée dans l'enfance." Absente du paysage littéraire de l'auteur, la figure maternelle trouve enfin sa place avec "Ces cendres" qui s'envolent. Une façon de se réconcilier avec le passé ? On a du mal à y croire. Ni fleurs, ni couronnes. Ni oubli ni pardon. Nathalie Rheims signe ici un roman de rupture, qui a le goût des larmes.

Lettres à Colette de Sido.

Editions Phébus, 532 pages. 25 euros.
Lettres à Colette de Sido.
Fan de Colette, de sa figure de femme libérée avant l'heure, je suis un peu déçue par ces Lettres à Colette, de Sido. Une première publication en avait été faite il y a presque 30 ans aux éditions des Femmes. Celle-ci qui comprend quelques 35 lettres supplémentaires serait de l'avis de certains spécialistes de bien meilleure tenue… 
Cette mère dont la personnalité singulière jouera beaucoup dans la construction de la nature, le mot est faible, non-conventionnelle de sa fille apparait ici peu à son avantage. Elle se dévoile moins comme la femme d'instinct quelle était, amoureuse de ses fleurs ou de ses bêtes que comme une sacrée enquiquineuse! On perçoit certes la relation singulière entre la mère et la fille mais la lecture des missives quasi quotidiennes de cette femme vieillissante révèle surtout une exigence d'amour quasi-tyrannique. Sans que les réponses épistolaires de Colette à sa mère, détruites on le suppose par le frère de celle-ci, ne nous éclairent sur son ressenti. Bien que l'on devine sans peine aux reproches de Sido quelle dut être la stratégie d'évitement de Colette …
Sacrée mère... 
Sido née Adèle Eugénie Sidonie Landoy à Paris est devenue un des personnages-clés de Colette dès 1922, soit dix ans après sa mort, dans la Maison de Claudine puis dans treize autres romans à suivre. Libre-penseuse, féministe pleine de sève, Sido raconte dans Ses lettres sa vie campagnarde, ses relations sociales à St-Sauveur, sa présence de mère et grand-mère aux côtés de son fils médecin et de ses petites-filles. Elle réagit, pleine de compréhension, à la vie privée tumultueuse de sa benjamine, la grande Colette mais lui reproche vertement de perdre son temps au théâtre plutôt qu'à écrire. 
Colette se produit au théâtre depuis qu'elle a quitté son mari Willy avec qui(pour qui ?) elle a écrit la série des Claudine et se produit avec sa maitresse Mathilde de Morny dite Missy, fille du Duc de Morny frère de Napoléon III, qui ne vit que travestie en homme. Se rappeler que le port du pantalon pour les femmes était fort mal vu en cette fin du 19ème et soumise à autorisation des autorités compétentes. Colette s'exhibera à moitié nue au music-hall, notamment sur la scène du Moulin-Rouge où elle mime avec Missy une scène d'amour lesbien. Moins que la gêne due aux moeurs dissolues de sa fille, Sido regrette de la voir gâcher son vrai talent dans ses pantomimes ou le journalisme. "Quel dommage quand on a un talent d'écrivain comme le tien d'aller danser au théâtre" ou encore " le journalisme est la mort du romancier" ! Sido a la dent dure, qu'elle parle à sa fille ou de ses voisins, ce qui est parfois assez piquant.
Sacré vampire.
Qu'est ce qui me retient d'aimer ce recueil ? Un amoncellement un peu fastidieux de détails du quotidien, la description des maladies des uns et des autres, et puis malgré un aspect évidemment touchant, cette avidité affective qui la pousse à harceler sa fille qui ne lui donne jamais assez. De temps, de présence, de courrier, une vampirisation amoureuse de son Minet chéri, petit nom doux parmi tous ceux qu'elle lui donne : trésor chéri, mon toutou adoré… L'ingrate lui échappe, fait plus volontiers présent de babioles que de présence, jusqu'à rater les obsèques de la pauvre Sido. Au grand dam de son frère ainé Achille qui détruira par dépit les lettres de Colette à leur mère, pour le"plus grand dommage de la postérité ! Et pourtant, des années après sa mort, Colette ne cessera de rendre hommage à cette mère-sangsue, comme ici dans "La naissance du jour": "… Je suis la fille d’une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Puissé-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d’un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d’éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle…"
Quelques photographies dans un cahier intérieur ne suffisent pas à faire de ce recueil un vrai témoignage sur cette chronique familiale. Restent un témoignage intime et le portrait en ombres inversées de cette artiste prolifique que fut Colette. Un livre à conseiller aux vrais amoureux de la Scandaleuse.

Isabelle Soler : à propos de l'auteure

Dans la lumière noire des mères
Journaliste à la rédaction de TV5Monde depuis une dizaine d’années, je suis toujours bluffée par l'hystérie de parution lors de grands événements tels la rentrée de septembre ou la remise des prix littéraires. Après avoir dépouillé au printemps 2012, tous les ouvrages liés à la présidentielle française, pour Terriennes, je me pencherai sur la littérature de et autour des Femmes : thématiques, essais, romans, coups de coeur ou coups de gueule… Je vous propose un décryptage régulier de la littérature francophone.