C’est le printemps. Deux par deux, des hommes, des femmes, vieux, jeunes, mère et fille, père et fils, amis, voisins... défilent devant la caméra, cachée "
derrière une petite paroi pour ne pas impressionner les gens".
Ils sont attablés dans la caravane où le film se tourne. Ils y continuent leur conversation, commencée à la terrasse d'un café, quelques minutes plus tôt, avant que la chargée de casting ne les ait gentiment alpagués.
Les habitués des films de Raymond Depardon reconnaîtront tout de suite ce procédé cher au documentariste : les protagonistes de profil, face à face autour d'une table. Cela donne des dialogues «
vrais », d’une grande intimité, qui étonnent le spectateur, placé subitement au coeur de conversations très personnelles.
Comme celle de cet homme : «
J'vais lui expliquer qu’elle ne peut pas le garder. J’laisse passer un peu de temps et on en reparlera. Là c’est pas le moment, il faut avoir une bonne situation pour avoir un bébé. En plus, t’imagines, elle a même pas le permis ».
Pour Raymond Depardon, son dispositif permet d’« écouter. On ne pose pas de question, mais on écoute ». Au départ, le réalisateur ne sait pas exactement ce qui ressortira de son projet. « C’est un film libre », dit-il.
Il s’impose simplement quelques contraintes de temps et de lieu. Il choisit le printemps « parce que c’est le temps où les gens discutent sur les terrasses ». Un moment aussi, « loin d’une élection pour que toutes les conversations ne tournent pas autour de ce sujet ». Il filme le temps de la longueur d’une pellicule, pas plus de trente minutes et dans une caravane, pour que les gens se « sentent à l’aise ».
Le réalisateur choisit aussi de sillonner la France, du Nord au Sud : « j’ai cherché un peu des extrêmes à cause des accents, à cause des façons de parler ». Un projet à la fois artistique et sociologique.
Je vais dire des choses que j’ai jamais dites
Au fur et à mesure que les couples défilent, une parole s’impose : celles des femmes. Claudine Nougaret, productrice du film mais aussi ingénieure du son et compagne de Raymond Depardon s’interroge : « Je ne pense pas que les femmes auraient parlé aussi franchement il y a quinze ans. Elles ont à la fois une envie de faire connaître ce qu'elles vivent et une aisance dans la communication ». La parole des femmes se serait donc libérée.
Claudine Nougaret et Raymond Depardon sont surtout frappés par ce que vivent ces femmes. «
Beaucoup de femmes sont venues en disant ‘je vais dire des choses que j’ai jamais dites’, relate la productrice,
on a des récits de vie poignants de violence contre les femmes. On a aussi en parallèle des jeunes hommes qui se permettent d’avoir envers les femmes des propos assez ignobles. Tout cela donne une vision des relations hommes, femmes, en France, assez catastrophique ».
Triste condition féminine
Le féminisme n’était pas le sujet premier du film, mais il s'est imposé. Malgré elles, les femmes racontent des conditions de vie difficiles : des enfants dont elles s’occupent seules, des pères qui renâclent à verser des pensions ou à payer la cantine. Des années de violences conjugales : «
oui, je sais, raconte l’une d’elle,
j’aurais dû partir, mais je ne l’ai pas fait car je l’aimais et on croit toujours que ça va changer ». Des différences de salaire.
Et des couples presque tous séparés, divorcés ou en instance de l’être.
De l’autre côté, les hommes parlent crûment de séduction, de sexe et des femmes : « E
lle j’la touche pas. Elle est sage. Elle est parfaite. Par contre elle, mon dieu, c’est une p… ». Le récit des deux amis les font mutuellement rire. Ils parlent de celles «
qu’ils se sont tapés », leurs « conquêtes ».
«
Le film est le reflet de ce que l’on a, il n’y a pas d’exagération », explique Claudine Nougaret.
Il était «
important de donner la parole aux femmes » expliquent le réalisateur et la productrice du film
Les Habitants. Pour Claudine Nougaret, ce film est féministe dans la mesure où «
il dénonce les violences faites aux femmes et les propos sexistes proférés par certains jeunes hommes ».
Une parole rare au cinéma
La productrice juge aussi qu’on entend peu ces paroles de femmes au cinéma : « J
’ai vu des femmes victimes, j’ai rarement vu des femmes qui disaient : ‘voilà c’est pas dur… c’est la guerre ! Je vais vous expliquer comment ça se passe, j’suis toute seule avec mon môme, et mon mec, il va sur Facebook, il cherche d’autres nanas, il fait comme si j’existais pas.’ La façon dont ces jeunes femmes racontent est sidérant » commente Claudine Nougaret.
Dans ce nouveau film, son quinzième, Raymond Depardon ne raconte pas d'histoires d’amour et de romantisme. Comme le dit sa compagne : «
le film raconte quelque chose de beaucoup plus dur sur les femmes en France ».
Raymond Depardon ne s'attendait ni à entendre ces paroles sexistes sur les femmes ni aux difficultés vécues par les femmes. Son film est alors pour lui une façon d’agir : « O
n est habitué à entendre des choses comme ça. On se dit que cela fait longtemps qu’on entend ça. Et que c’est peut-être plus possible… »