La plus grande difficulté rencontrée a été de convaincre ces mères ou grands-mères de parler, qui plus est devant une caméra, souvent en plan serré, et de laisser paraître leurs émotions. Sept ont accepté de se livrer, des pionnières aujourd'hui, comme elles le furent hier, en débarquant des campagnes d'Anatolie.
Documentaire réalisé entre Juin 2013 et Septembre 2015. Il donne la parole aux femmes turques de la première génération arrivées en France dans les années 1970-1980.
Posté par Documentaire sur l'immigration turque à Montargis sur jeudi 22 octobre 2015
Ces mots, Ecemnur Demirhan, Esra Yuksel et Meliha Aypadin les ont presque arrachés à leurs interlocutrices, des femmes chaleureuses mais peu habituées à parler d'elles-mêmes, de leurs souffrances comme de leurs joies, de leur intimité et de leurs rêves. Une expérience partagée, réciproque, d'où les aînées comme les jeunes adultes sont sorties renforcées.
Face à leurs difficultés, je me suis rendue compte de la chance que nous avions eue
Ecemnur Demirhan, attirée par le journalisme et désormais encore plus par l'étude de l'Histoire en est convaincue : "Ce travail m'a permis de me placer dans la société française en tant que franco-turque. Face à leurs difficultés à elles, je me suis rendue compte à quel point nous avions eu de la chance. Ca nous encourage à faire plus, à nous battre plus, à étudier plus."
Meliha Aypadin, la plus réservée confie : "Moi je ne savais rien de ma maman avant le documentaire. Et même encore à la projection hier, j'ai appris des choses. Mes frères aussi, ils ont été stupéfaits. Moi, je ne veux pas vivre ce qu'elle a vécu comme me marier avec quelqu'un qui partirait loin. Je ne veux pas m'éloigner de ma famille et de ma maman."
Esra Yuksel, au milieu d'un aller-retour Barcelone/Paris où elle étudie le commerce international, en parle toujours avec émotion : "Nous avons tourné sept heures de témoignages pour 50' de documentaire, entrecoupées de rires et de pleurs. C'était très émouvant. Ca se voyait que c'était la première fois qu'elles parlaient de ces moments durs de leur arrivée en France. Nous avons compris le poids du regard des autres au sein de la communauté. Et il y avait des questions délicates comme quand on leur demandait de parler des retrouvailles avec leur mari. Ca les faisait rougir !"
Ecemnur renchérit : "En fait on se rendait compte qu'elles avaient été jeunes et ça c'était bouleversant pour nous".
Elles prennent conscience aussi de l'invisibilité des femmes immigrées. Ecemnur convient qu'elle savait "plus de détails sur l'histoire des hommes de nos familles parce qu'ils parlent plus facilement de leur vécu. On connaissait leur parcours professionnel". Ce que surligne Esra "parce qu'eux, on savait pourquoi ils étaient venus, pour le travail. Tandis que les femmes attendaient toute la journée à la maison. Il y en a une qui nous raconte ça : elle attendait et elle pleurait. Elles ont commencé à travailler seulement 5 ou 10 ans après leur arrivée. Il y en a qu'une qui a travaillé un an après 'avoir atterri" comme elles disent, mais c'est parce que son mari était mort."
Gaye Petek rappelle que "depuis 1974 et l'arrêt, dû à la crise, de l'immigration de main d'oeuvre, ce sont principalement des femmes qui venaient, d'Anatolie du centre, du sud, du nord, et de l'est, pour rejoindre leurs époux. Elles étaient surtout originaires de milieux ruraux, et analphabètes dans leur propre langue. 60% de celles qui arrivaient ici ne savaient ni lire ni écrire alors que dans toute l'Anatolie l'analphabétisme féminin n'est que de 26%."
Pourquoi voulaient-elles venir ? D'abord pour être avec leur mari, avec lequel, pour la plupart, elles avaient à peine vécu. Mais une fois arrivées, face à l'adversité au premier rang de laquelle la solitude et l'incompréhension, elles voulaient repartir. Certaines naviguèrent entre les deux pays, sans savoir où elles étaient.
Ezra parle de sa mère, assise à côté d'elle : "elle est venue à 12 ans, elle a vécu 15 ans en France puis elle est repartie en Turquie". Emine prend la parole doucement : "c'était difficile et ma mère ne travaillait pas tandis que mon père n'était jamais là, il faisait les trois huit. Et moi je l'attendais tout le temps."
50 ans de présence turque en France
La présence turque est difficile à évaluer. Le chiffre monte jusqu'à 600 000, ce qui fait de la France la deuxième destination après l’Allemagne. Mais selon une étude de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) datée de 2012, 246 000 immigrés turcs vivent en France. D'après les informations officielles fournies par les consulats de la Turquie en 2013, il y aurait 611 515 Turcs et Français d'origine turque. Aujourd’hui, le regroupement familial et l’asile sont les principales sources du flux migratoire en provenance de Turquie. Selon l’Institut national d’études démographiques (INED), 55 % des immigrés turcs ont la double nationalité. En 1965, 80% des Turcs arrivés en France étaient ouvriers. Aujourd'hui, le chiffre a baissé à 60%. 16% des Turcs sont artisans ou commerçants et 14% employés.
Pour en savoir plus, voir cet article de Zaman France
Serpil prend à son tour la parole, pour dire que ses enfants "sont nés ici en France et qu'il faut y rester pour leur épanouissement". Comme un écho à cette affirmation de la députée européenne franco/norvégienne Eva Joly, ancienne candidate écologiste à la présidentielle française : "mes enfants sont mes racines françaises".
Le grand regret de Serpil est de ne pas avoir été mieux prise en charge à son arrivée pour s'intégrer plus facilement, de ne pas avoir bénéficié de stages ou de cours de français.
Ce qui n'étonne pas Gaye Petek : "En France on a fait une très grande erreur : on voulait par exemple que les nouvelles arrivées aient accès à la pilule mais qu'elles en comprennent le mode d'emploi en français et tout de suite ! Si l'on compare l'accueil des deux côtés du Rhin, on voit que la France ambitionne l'intégration tandis que l'Allemagne accepte la cohabitation de communautés. En même temps l'Allemagne a mis immédiatement en place des médiateurs et interprètes pour aider et coordonner ces communautés."
Et pourtant, malgré toutes ces difficultés, elles se sont ouvertes au monde. Ecemnur en est convaincue : "en fait je pense qu'elles ont réussi à s'émanciper mais à leur manière, en passant leur permis de conduire, en allant travailler. Et puis, elles faisaient des gâteaux. Tous les Français parlent des gâteaux des dames turques. C'est ce qu'elles pouvaient faire pour se rapprocher des Français !"
"La nourriture comme langue universelle !" s'enthousiasme la sociologue… A juste titre. Un moniteur d'auto école, présent lors de la projection publique à Chalette-sur-Loing, raconte, avec émotion, comment il a appris à ces femmes formidables à conduire : "ce n'était pas de la tarte, et pourtant j'ai mangé beaucoup de gâteaux !".
Gaye Petek remarque encore : "En France aussi très peu de femmes seules sont venues parce qu'il n'y avait pas de demande en main d'œuvre féminine contrairement à l'Allemagne pour ses industries textiles. Et ça c'est aussi très important pour l'émancipation : des femmes qui viennent seules pour travailler, elles sont, déjà, malgré elles sur le chemin de l'émancipation. Celles qui venaient d'Anatolie, avaient toujours dépendu d'une autorité masculine, un père, frère ou mari. Durant toute sa vie, une femme de cette communauté n'exercera une autorité que sur une autre femme, celle que lui ramènera son fils pour l'épouser. Pour que ça change il faut de la révolte ou une violence extérieure."
Maintenant qu'elles ont commencé à parler, Ayse Erdem, Nimet Apaydın, Guldane Firat, Hawa Iğde, Asiye Çelik, Nuran Bağ, Rahime Avcı et aussi Emine Demirhan aimeraient bien continuer. Elles ont tant à dire...
Le Montargois, une vieille terre d'accueil
En 2008, Chalette-sur-Loing comptait 2 784 immigrés soit 21,4 % de sa population. En 1999, 56,1 % des jeunes de moins de 18 ans étaient d'ascendance étrangère dont 42,3 % d'origine maghrébine, subsaharienne ou turque. Auparavant l'agglomération de Montargis avait vu arriver des Chinois, dans le cadre d'un séjour travail-études, des Ukrainiens ou Russes, fuyant la révolution d'Octobre, des Arméniens, Polonais, Espagnols, Italiens, Portugais, Turques, Mliens, et Maghrébins. On y rencontre aussi des Américains, des Canadiens, des Egyptiens, des Vénézuéliens et autres Latino-Américains… Cette attirance s'explique par l'implantation d'une très vieille industrie, celle des caoutchoucs Hutchinson fondée par deux Américains au milieu du 19ème siècle.
A retrouver sur TV5MONDE :
> De Montargis à Pékin : le grand bond en avant
> En marge du conflit ukrainien, paroles d'Ukrainiens en France