Fil d'Ariane
Veuves criminelles en cour d'assises, veuves de marins disparus, veuves de grands hommes, veuves joyeuses ou scandaleuses... la représentation de celles sur qui pèse l'absence de la tutelle ou du compagnonnage masculin diffère selon les époques et les milieux sociaux.
Un ouvrage, De la pleureuse à la veuve joyeuse (Editions de la Sorbonne), parvient à contrarier une certaine répugnance qui peut nous saisir sur un tel sujet, apparemment ingrat. En fait, il recèle une richesse insoupçonnée. Car le veuvage féminin est porteur d'une farandole de fantasmes.
On se souvient, peut-être, de La Veuve joyeuse, l'opérette autrichienne de Franz Lehár, du film La Mariée était en noir réalisé par François Truffaut (et dont Antoine de Baecque livre dans cet essai une très remarquable analyse), du documentaire Quelques veuves de Noirmoutier signé Agnès Varda mais, disons-le, on ignore tout, ou presque, de la représentation de ces femmes dans l'imaginaire social et de la façon dont celui-ci s'est bâti au fil du temps. Voilà un ouvrage qui comble ce manque.
Laurent Bihl et Frédéric Chauvaud avancent la date du 13 novembre 1909 comme marqueur du changement dans la représentation des veuves. Ce jour-là paraît le numéro 450 de L'Assiette au beurre, un célèbre magazine satirique. Cette fois, il est illustré par Juan Gris, peintre espagnol. Le numéro évoque exclusivement les veuves. Un humour noir, très noir, forcément.
Au fait, pourquoi le noir ? Dans son blog consacré à la mode, Elisabeth Rose explique : "Le noir est évocateur de ténèbres et donc est associé à la mort. Le vêtement de deuil spécifique semble être apparu en Espagne au XIème siècle. L'usage se répand alors progressivement dans toutes les cours européennes."
La misogynie y côtoie souvent une fascination ambiguë. Tout est scruté : son apparence, ses réactions, ses silences. Frédéric Chauvaud distingue deux catégories de veuves dans les cours d'assises : la "bête affarouchée", personnage féminin presque muet, résigné, n'attendant plus que d'être conduit à l'abattoir, et son contraire, "la forte femme" qui dissimule sa vraie nature sous un masque de circonstance.
L'auteur cite ce journaliste qui rend compte d'une audience dans les Bouches-du-Rhône en 1936. L'accusée, après des sanglots, "cette politique de larmes et d'apitoiement", change tout à coup de comportement après l'intervention de l'avocat général. Le chroniqueur judiciaire de l'époque écrit : "Alors, elle se redressera, hostile, dure, violente, toutes griffes dehors, nous montrant cette fois son vrai visage, son âme véritable".
Frédéric Chauvaud note que "Les débats sont aussi l'occasion de s'interroger sur le crime des femmes et de tenir un discours sur elles". Il relève par exemple cette exclamation d'un président de cour d'assises : "Ce crime sent bien la femme !"
Enfin, l'auteur constate que "L'époque, volontiers misogyne et antiféministe, se complaît à faire de la femme une créature inquiétante. Sa fragilité apparente, sa sexualité menaçante, son imagination échevelée nécessitent pour le genre masculin de la maintenir sous emprise".
L'ouvrage nous enseigne que le veuvage est encadré par un strict protocole.
La veuve, avec ses vêtements noirs et son attitude austère, qui s'interdit la moindre fantaisie, doit porter son veuvage pendant un an et six semaines à Paris, contre deux années pleines en province.
Ah, nous sommes loin de Jean de La Fontaine ! Dans sa fable La Jeune Veuve, une femme jure fidélité à son défunt mari, mais ne tiendra pas promesse. Sur les conseils de son père, elle choisit la vie et ses plaisirs.
L'ouvrage comporte dix chapitres distincts.
Ils analysent chacun une facette du veuvage. Avec Parler d'un homme, exister comme femme, Julie Verlaine livre une étude particulièrement originale sur les veuves d'artistes, "détentrices des droits patrimoniaux et moraux sur l'oeuvre de leur conjoint défunt (...) Ces droits constituent, tant sur le plan économique que culturel, des enjeux cruciaux pour l'art des XIXème et XXème siècle (...) Cote, notoriété et légitimité continuent à évoluer après la mort d'un artiste, et peuvent aller dans le sens de l'oubli, comme dans celui de la consécration".
A ces veuves, on leur reconnaît le droit d'évoquer des souvenirs avec l'artiste défunt, accessoirement celui d'avoir été jadis des muses, mais jamais on n'envisagerait de les solliciter en qualité d'experte. Julie Verlaine remarque que "Dans leurs discours, les veuves parlent moins d'elles que d'un absent, l'artiste défunt dont elles on partagé la vie. Leur propre notoriété médiatique est obtenue par procuration : c'est parce que leur compagnon n'est plus là pour évoquer son oeuvre qu'elles sont tirées de l'ombre où se trouvent la grande majorité des femmes d'artistes".
L'auteure cite avec une évidente gourmandise les exemples de Sonia Delaunay et de Nina Kandinsky. La qualité de le leur témoignage et le talent littéraire dont elles font preuve amènent un éclairage précieux dans la compréhension de l'oeuvre défendue.
Julie Verlaine remarque également que "La notorité croissante et posthume de leur compagnon fait des veuves des actrices importantes du monde de l'art : leur présence est remarquée lors des vernissages, leur "matronage" est recherché par les jeunes artistes, qui leur montrent leurs toiles comme ils l'auraient fait à leur conjoint si celui-ci était encore en vie".
Il faudrait évoquer ici les autres chapitres de cet ouvrage : Euphémie Lacoste, que signe Myriam Tsikounas, Veuves éplorées, veuves joyeuses, veuves scabreuses, de Laurent Bihl, ou encore Femmes de douleurs. De veuves en orphelines, histoires dans l'histoire du 20ème sicèle, par Pierre Serna. Il faut surtout lire cet ouvrage à nul autre pareil. Il toilette nos idées reçues sur la question et procure un réel plaisir. Pourquoi s'en priver ?
Sociétés et représentations
De la pleureuse à la veuve Joyeuse
Editions de la Sorbonne
336 pages, 25 euros