Fil d'Ariane
La poétesse américaine Louise Glück est décédée à l'âge de 80 ans. En 2020, elle devenait la 16e femme à se voir attribuer le Prix Nobel de Littérature. Son oeuvre puise à l'enfance et à la nature, et pose la question : "Qu'est-ce qu'être une femme".
Prix Nobel de littérature en 2020, Louise Gluck avait reçu en 1993 le prix Pulitzer pour Wild Iris ("L'iris sauvage"). Elle est décédée à l'âge de 80 ans le 13 octobre 2023.
Si les Français ne connaissent pas Louise Glück, c'est que la traduction de ses écrits, en français, est restée longtemps confidentielle, se limitant à des revues spécialisées.
Et pourtant, sa poésie est très accessible. Adepte du dépouillement, elle cite pour premières influences de jeunesse des poètes connus pour leur clarté d'expression, William Butler Yeats (prix Nobel 1923) et T.S. Eliot (prix Nobel 1948).
En plus de 50 ans d'écriture, aucun de ses dix-sept ouvrages n’avait été traduit et publié en France. Une bien dommageable erreur réparée en 2021 comme le salue alors le quotidien Le Monde : "Deux recueils, en d’excellentes éditions bilingues, réparent aujourd’hui cet oubli surprenant. Car cette œuvre, à laquelle ont été décernés les prix les plus prestigieux, est aux Etats-Unis une référence", écrit le quotidien : L’Iris sauvage (The Wild Iris) traduit de l’anglais par Marie Olivier, édition bilingue, Gallimard et Nuit de foi et de vertu (Faithful and Virtuous Night, son dernier ouvrage publié en 2014, ndlr), traduit de l’anglais par Romain Benini, édition bilingue, également chez Gallimard.
Après l'annonce de sa disparition, le 13 octobre 2023, de nombreux internautes lui ont rendu hommage sur X (anciennement Twitter) en publiant des extraits de ses poèmes, le plus souvent en anglais, mais aussi parfois traduits en français.
Voici ce qui disait d'elle l'Académie suédoise en 2020 pour expliquer ce choix pointu et audacieux : Louise Glück est couronnée "pour sa voix poétique caractéristique qui, avec sa beauté austère, rend l'existence individuelle universelle".
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— The Nobel Prize (@NobelPrize) October 8, 2020
The 2020 Nobel Prize in Literature is awarded to the American poet Louise Glück “for her unmistakable poetic voice that with austere beauty makes individual existence universal.”#NobelPrize pic.twitter.com/Wbgz5Gkv8C
Le président du comité, Anders Olsson, lui, saluait une poétesse du changement radical et de la renaissance.
[Louise Gluck était tellement chic. La voici au milieu des années 70. Il y a quelque chose de classique ou d’archaïque dans son art. Cela me semble essentiel, comme l’air ou la nourriture. Elle était une libératrice.]
Louise Glück évolue dans l'élipse et le non-dit. Ses mots sont simples et se passent d'appareil critique explicatif. Ainsi son anglais se lit-il sans trop de peine avec quelques notions de cette langue. Comme dans cet extrait de Averno (2006, ci-contre) qui reste son recueil magistral, une interprétation visionnaire du mythe de la descente aux enfers de Perséphone en captivité de Hadès, le dieu de la mort.
Son patronyme germanique lui vient de grands-parents juifs de Hongrie qui ont émigré vers les Etats-Unis au début du XXe siècle.
Elle-même naît en 1943 à New York, dans une famille qui l'encourage à exprimer sa créativité. L'enfance et la vie de famille, la relation étroite entre les parents et les frères et sœurs, sont une thématique centrale de son oeuvre : "J'étais une enfant solitaire. Mes intéractions avec le monde en tant qu'être social étaient peu naturelles, forcées, des représentations, et j'étais la plus heureuse quand je lisais. Bon, ce n'était pas tout à fait aussi sublime que ça, je regardais beaucoup la télévision et mangeais beaucoup aussi", raconte-t-elle. L'une de ses héroïnes d'enfance était Jeanne d'Arc, à laquelle elle consacre un court poème en 1975 : "Et maintenant les voix répondent que je dois/me transformer en feu, selon le dessein de Dieu"...
Son adolescence est difficile, elle souffre d'anorexie. L'un de ses traumatismes est la perte d'une soeur aînée, morte peu après la naissance. Dans Lost Love ("Amour perdu", 1990), elle écrit :
"Ma soeur a passé toute une vie dans la terre
Elle est née, elle est morte
Entre-temps,/pas un regard"...
Venue de la bruyante amérique, Louise Glück dit le silence qui précède l'écriture, raconte Claude Askolovitch sur France Inter. Elle décrit ainsi son travail : "Pour composer des poèmes, j'attends et j'écoute. Je guette un son qui ne résonne pas comme les anciens sons. Mais parfois, cela se fait attendre. De longues périodes de ma vie ont été silencieuses, cela signifie ne pas écrire du tout pendant deux ou parfois trois ans."
Louise Glück abandonne ses études, se marie puis divorce peu après. Elle commence à se révéler en 1968, avec un premier recueil intitulé Firstborn ("Aînée"). Un second mariage lui apporte plus de stabilité ; elle reprend alors ses études et devient universitaire. Louise Glück est mère d'un enfant.
La jeune femme dans la poésie de Glück s'intègre dans le discours féministe de plusieurs décennies sur "ce que cela signifie d'être une femme".
Allison Cooke, chercheuse en littérature
"A travers toute l'oeuvre poétique de Louise Glück, nombre des figures centrales de ses poèmes sont féminines (...) soit une jeune femme, que l'on distingue souvent comme la fille de quelqu'un, soit une mère", écrit Allison Cooke, chercheuse en littérature. "La jeune femme dans la poésie de Louise Glück s'intègre dans le discours féministe de plusieurs décennies sur 'ce que cela signifie d'être une femme'", ajoute-t-elle.
Le président Barack Obama embrasse la poète Louise Gluck avant de lui remettre la Médaille nationale des sciences humaines 2015 lors d'une cérémonie à la Maison Blanche à Washington le 22 septembre 2016.
Outre son enfance et les femmes, l'une des grande sources d'inspiration de Louise Brück est la nature et ses beautés sans fard. L'un de ses poèmes, Japonica (un groupe de papillons), rappelle l'art raffiné des peintres japonais. Il commence ainsi :
"Les arbres fleurissent
sur la colline.
Ils portent
de grosses fleurs solitaires,
des japonicas"...
Dans un entretien accordé à une revue de poésie américaine en 2006, elle se défendait d'être une spécialiste des motifs floraux : "J'ai eu beaucoup de demandes à ce sujet, mais je ne suis pas horticultrice". Elle avait publié en 1992 The Wild Iris ("L'Iris sauvage"), recueil qui déploie tout un jardin et lui vaut, en 1993, le prix Pulitzer, l'un des plus prestigieux au monde.
[« Nous regardons le monde une fois, dans l'enfance. Le reste n’est que mémoire. »]
Avant Louise Glück, seules deux autres femmes ont été distinguées pour leur oeuvre poétique. La Chilienne Gabriela Mistral est la première poétesse nobélisée en 1945. Pionnière des écrits féministes, elle jouit d'un grand prestige dans son pays, à l'égal de Pablo Neruda. Cinquante ans plus tard, en 1996, une deuxième poétesse est primée. L'Académie saluait en la Polonaise Wislawa Szymborska, "la représentante d'un regard poétique d'une pureté et d'une force inhabituelle".
Deux ans après la Polonaise Olga Tokarczuk, Louise Glück est la 16ème lauréate du prix Nobel de Littérature depuis sa création en 1901, alors que 118 hommes (Jon Fosse en 2023) ont été récompensés. Annie Ernaux est devenue en 2022 la 17e femme à être distinguée par l'Académie suédoise dans la même catégorie.
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