Décès d'Elsa Massa, l'une des “Mères de la Place de Mai“ en Argentine

Elsa Massa est décédée ce 21 juin 2018. Elle était l'une des figures des mères de la place mai coiffées du célèbre foulard blanc, qui continuent de tourner devant le siège du gouvernement, afin que les responsables soient condamnés. Nous l'avions rencontrée à Rosario (ville de la Province de Santa Fe) alors que l'Argentine célèbrait le 30ème anniversaire de la fin de la dictature militaire, marquée par ces 30000 disparus que le régime de Videla laissa derrière lui. C'était en 2013...
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La plaie à vif d'une “Mère de la Place de Mai“ en Argentine
Elsa Massa et son foulard blanc, son “arme“ de protestation... Au Musée de la Mémoire, Ville de Rosario, Novembre 2013 :« Quand je marche autour de la Place de Mai je pense à ces 30 000 jeunes qui ont disparus injustement. Ils rêvaient de changer la société et on les a éliminés pour cela » dit Elsa Massa, une mère de la place de Mai dont le fils a disparu en 1977 pendant la dictature en Argentine.
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Ce foulard blanc, elle n’aurait jamais voulu devoir le porter. Mais pourtant cela fait des années, qu´Elsa Massa le noue autour de sa tête pour protester contre la disparition de son fils en 1977.

Un enlèvement qui est survenu dans la ville de Rosario, en pleine dictature militaire (1976-1983). Encore aujourd’hui, elle se prend de temps à autre à penser qu’il est toujours en vie. Elle rêve qu’un jour, elle décrochera le téléphone dans sa vieille maison et que son fils Ricardo lui dira : « Maman je suis en Europe. Je suis vivant. Ne t´inquiètes pas. » Mais en vain.

Elsa Massa, âgée de 89 ans, sait parfaitement que cet exil à l´étranger qu´elle a tant souhaitée n´a pas eu lieu. La Ford Falcon conduite par des militaires en civil est passée juste avant. C´est le 26 août 1977, que son fils Ricardo Massa, jeune médecin de 30 ans  a disparu en plein cœur de Rosario. A ce jour, personne n´a pu donner le moindre témoignage sur son enlèvement.
 
La plaie à vif d'une “Mère de la Place de Mai“ en Argentine
Maison d´Elsa Massa, Ville de Rosario, 29 janvier 1976, Photographie archive du Musée de la Mémoire de Rosario : En pleine nuit la Triple AAA (Alliance Anti-communiste Argentine) est entrée par la force dans la maison d´Elsa Massa. Ils recherchaient son fils Ricardo pour l´enlever. Après avoir enfermés Elsa et son mari dans la salle de bain ils ont posé une bombe. La maison a été détruite mais par chance Elsa et son mari ont pu s´échapper avant.
Militant péroniste

Selon sa mère, Ricardo était un fervent militant péroniste (mouvement politique dit « populiste » créé autour de l´ex président Juan Perón) qui avait de l´influence dans son entourage et de l´ambition. Une sensibilité politique, qui à cette époque de phobie du communisme poussée à son paroxysme par les Etats-Unis, en pleine période de guerre froide, était considérée comme un acte terroriste contre la société établie.

" Ricardo est un desaparecido (disparu) car comme beaucoup d´autres jeunes de son époque il voyait le mouvement péroniste comme une source de changement pour une société plus juste et humaine. Mais malheureusement, il y avait des personnes qui pensaient différemment et il a été enlevé sans laisser de trace ", rapelle sa mère Elsa Massa, assise dans la grande salle du Musée de la Mémoire de Rosario.

"Dans la famille, nous étions fiers de sa carrière et de sa fulgurante ascension en tant que doyen de la faculté de Médecine. Mais nous éprouvions de grandes difficultés à accepter ses activités politiques. Mon mari était le plus fermé sur ce sujet et malgré la disparition de Ricardo, il a mis des années à lui pardonner. C´est juste avant sa mort, alors qu'il était souffrant et aveugle qu'il a compris que Ricardo n´avait causé aucun tort à personne. Il lui en voulait beaucoup pour la maison qu’on a dû reconstruire."

Cette maison est aussi devenue le symbole de la terreur subie. "Une nuit en 1976, quelques mois avant le coup d´état de Jorge Videla, la triple AAA (Alliance Anti-communiste Argentine) est venue chez nous car ils recherchaient activement notre fils Ricardo. J´ai immédiatement appelé la police pour savoir si cette descente était légale et alors que j´étais au téléphone, je les ai entendus monter bruyamment l´escalier. Ils étaient habillés en civil et armés jusqu'aux dents. Ils nous ont demandé où se cachait Ricardo dans la maison et on leur a expliqué qu’il ne vivait pas avec nous. De rage, ils nous ont enfermé mon mari et moi dans la salle de bain avec notre chienne qui ne cessait d´aboyer. Soudain, ils sont partis et nous avons réussi à ouvrir la porte. Nous nous sommes rendus compte qu'ils nous avaient volé des affaires personnelles et qu'ils avaient placé une bombe dans la maison. Nous avons eu juste le temps de nous échapper avant qu'elle n´explose. J´entends encore le souffle de l´explosion retentir », se souvient Elsa d´une voix tremblante.
 
La plaie à vif d'une “Mère de la Place de Mai“ en Argentine
Musée de la Mémoire, Ville de Rosario, Novembre 2013, fiche d'identification : Ricardo Massa le fils d´ Elsa, jeune médecin de 30 ans, a disparu en 1977 le même jour que sa femme dans la ville de Rosario. Doyen de la faculté de Médecine de la ville de Rosario il était aussi impliqué en politique. Un choix que ses parents désapprouvait et qui aurait été la cause de son enlèvement. Les militaires craignaient que l´Argentine ne « sombre » dans le communisme.
La disparition

Quelques années avant sa disparition en août 1977, Ricardo avait déjà été arrêté alors qu'il participait à une manifestation politique. C´est un collègue de la faculté de Médecine qui a averti Elsa et son mari que Ricardo avait été enlevé par la police. Gràce aux relations de son mari, Elsa a été autorisée à lui rendre visite à la sous-préfecture et ensuite à la prison où il avait été transféré.

« Trois mois après que Ricardo eut été libéré, dit Elsa en se passant une main dans ses épais cheveux blancs, on a été informé que les autorités de la prison avait reçu l´ordre de ne pas le laisser sortir. Mais c´était trop tard il avait déjà retrouvé la liberté. C´est pourquoi mon fils et sa femme Susana Baker ont fui dans un village de la province de Santa Fe à quelques kilomètres de Rosario. Et le 26 août 1977, il est revenu à Rosario car Susana voulait fêter son anniversaire avec sa famille. A peine arrivé il est allé à un rendez-vous, certainement avec des camarades péronistes et alors qu'il devait déjeuner avec son père et moi, il a été enlevé sur le chemin. Sa femme Susana a été kidnappée l´après-midi même dans la maison de ses parents. Et depuis je n´ai plus eu aucune nouvelle. »

Une plaie ouverte

Aujourd'hui encore cette triste période de l´histoire argentine est une plaie béante qui peine à cicatriser. Il ne se passe pas un jour sans que l´on ne parle dans les médias des desaparecidos, d´enfants nés et enlevés dans les centres clandestins de tortures et des procès des responsables de ce massacre. Il a fallu attendre jusqu'à l´année 2004 pour que le président Nestor Kirchner (mari et défunt de la présidente actuelle Cristina Kirchner) décroche le tableau du dictateur Jorge Videla de la ESMA (Ecole de Mécanique de la Marine) où 5 000 personnes avaient été torturées et y ont disparu. C´est sous sa présidence que les lois du Point final (1986) et de l'Obéissance due (1987) ont été annulées. Ces lois avaient été promulguées par l´ex président Raul Alfonsín (Président d´Argentine de 1983 à 1989) pour protéger juridiquement les responsables de la dictature.
Mais pour Elsa Massa, l´annulation de ces lois n´a pas permis de juger les responsables qui ont enlevés Ricardo. « Nous avons trop peu d´informations sur la disparition de mon fils. Il n´y n’a pas de témoins et nous ne savons même pas dans quel centre clandestin il aurait été séquestré jusqu'aux derniers instants de sa vie. »
 
La plaie à vif d'une “Mère de la Place de Mai“ en Argentine
Son fils disparu en 1977, Elsa Massa a trouvé la force nécessaire pour protester au sein de l´association des Mères de la Place de Mai. Chaque jeudi en compagnie des autres mères de disparus elle tourne autour de la place de Mai pour exiger que justice soit faite. Musée de la Mémoire, Ville de Rosario, Novembre 2013
Les Mères de la Place de Mai comme thérapie

Il suffit de croiser le regard d´Elsa pour sentir une profonde souffrance qui ne s´efface pas, malgré les années. Sa force, elle l´a puisée auprès des autres Mères de la place de Mai.

« Cela a été pour moi comme une thérapie, car mon mari refusait de parler de Ricardo. C´était interdit d´en discuter à la maison. Les autres Mères de la place de Mai vivaient exactement la même chose dans leur foyer et être ensemble nous a permis de faire face à la douleur et de nous battre. Mon mari a tenté d’utiliser ses relations politiques pour retrouver Ricardo mais on nous a « conseillé » de ne rien faire pour préserver notre sécurité et celle de la sœur de Ricardo. Nous avons attendu quatre ans avant de déclarer officiellement la disparition de notre fils aux autorités. »

La mort du dernier dictateur

En mai dernier, le dictateur Jorge Videla est mort derrière les barreaux. Les réactions ressenties en Argentine ont oscillé entre joie, protestations et regrets qu'il n´ait pas souffert plus longtemps en prison. Quand Elsa a appris son décès elle n´a rien laissé paraitre. « Je ne peux dire que je l'ai détesté, même avec ce qu'il a fait à des milliers de personnes. La haine ou l´amour sont des sentiments profonds. Je ne pense pas qu'il en était digne. Mais quand je regardais la télévision et que je l´entendais sous-entendre que les accusations d’assassinats n´étaient pas prouvées car un desaparecido est une personne qui n´est ni morte, ni en vie et qu'ils s´agissaient en plus de subversifs, j´avoue que devant ma télévision je l´insultais. Mon fils a disparu parce qu'il pensait autrement, le vrai terroriste c´était Videla. »
 

Le site des Mères de la place de Mai

Le site des Mères de la place de Mai