Décolonisations : "Les femmes ont joué un rôle crucial dans le mouvement des indépendances"

Décolonisations, cette série documentaire en trois parties retrace l'histoire des indépendances, d'un point de vue inédit, celui des peuples colonisés. L'occasion de découvrir des visages inconnus ou peu connus de femmes, qui ont été au coeur de ces luttes en Afrique et en Asie de 1857 à 1990. Qui connait Mary Nyanjirou, Manikarnika Tambe ou Sarojini Naidu ? Les voici à la place qu'elles méritent, celle de véritables héroïnes pour la liberté. Entretien avec les réalisateurs.
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Décolonisations
© Capture d'écran, "Décolonisations" Arte.tv.
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Les femmes ont-elles été volontairement effacées de l'histoire des décolonisations? On ne peut que constater l'absence ou la quasi-inéxistence des femmes dans les récits historiques de ces luttes pour l'indépendance.

Au moment de la reconstruction des nations, il a fallu choisir des figures héroïques. Pour la majorité, ce sont des héros qui ont été mis en avant.

Les historiens n'accordaient pas une grande place au rôle des femmes lors de l'écriture des récits. Il faudra attendre plusieurs années avant de découvrir le rôle de certaines femmes comme Mary Nyanjirou au Kenya, Manikarnika Tambe et Sarojini Naidu en Inde, qui ont tout donné pour essayer de combattre les colons britanniques.
Avant de retrouver notre entretien avec les réalisateurs de Décolonisations, Karim Miské, Marc Ball et l’historien Pierre Singaravélou, Terriennes a choisi de vous présenter trois d'entre-elles.

Mary Nyanjiru, la rebelle dénudée du Kenya

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Mary Nyanjiru,  activiste Kényane, dans le premier volet « Apprentissage ». 
© Capture d'écran de "Décolonisations" sur Arte.tv.

Mary Nyanjirou est une activiste kényane. Voulant fuir au destin tragique des femmes dans les terres pendant la colonisation britannique, elle décide d’aller à Nairobi la ville de tous les possibles. Dans la capitale, le sort des femmes n’est pas le même que dans les terres. Il n’y a pas de travail forcé à condition de respecter les colons. 

L'activiste se retrouve à Pangani, le quartier réservé aux noirs de Nairobi. Les femmes y vendent leur corps, brassent de la bière et ne font pas attention à leur réputation. À Pangani, elles inventent une nouvelle société grâce à leur indépendance financière et cela leur permet d'instaurer leurs propres lois dans lesquelles les hommes n’ont pas le contrôle. 

Mary Nyanjirou est surtout connue pour avoir dirigé la manifestation qui a suivi à l'arrêt du chef des Kikuyus, un anticolonialiste chrétien qui veut se battre contre le travail forcé des femmes. Mary et les femmes de Pangani rejoignent la manifestation de Nairobi, une première dans la capitale, pour récupérer Harry Kikuyu qui est toujours en prison. Souhaitant aller le plus loin possible pour le libérer, Mary prends les rênes de la manifestation. 

Elle se dresse face aux dirigeants du mouvement et expose sa nudité : "Prenez ma robe et donnez-moi votre pantalon, vous les hommes vous êtes des lâches ; qu’est-ce que vous attendez, notre chef est en prison, allons le chercher. ". Chez les Kikuyu ce geste signifie que les hommes ne sont plus dignes d’exercer leur pouvoir.

Le 16 mars 1922, elle se fait tuer par les colons qui tirent sur les manifestants. À ce moment-là les Britanniques pensent avoir étouffé la résistance. Bien au contraire, le nom de Mary Nyanjirou est évoqué par les résistants lors des veillées et en allant combattre les colons. 

Manikarnika Tambe, icône de la résistance indienne

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La princesse Manikarnika Tambe dans le premier volet « Apprentissage ». 
 
© Capture d’écran Arte.tv.

Manikarnika Tambe est une princesse indienne de la région de Jhansi. Dès son plus jeune âge, elle apprend à se battre, à monter à cheval, des activités alors réservées aux hommes. Mariée au Maharaja de Jhansi qui décède, les Britanniques en profitent pour indexer la région de Jhansi. ​

Etant la seule héritière du Maharaja, Manikarnika Tambe décide à se tour de monter sur le trône et organise la résistance ainsi qu'un bataillon de femmes combattantes. Elle mène la lutte anticoloniale de 1857 à 1858, pendant la révolte des Cipayes, en s'opposant principalement à la compagnie des Indes orientales, une société privée britannique qui possédait sa propre armée  de 250 000 soldats.

Le 2 avril 1858, un général britannique ordonne de percer la forteresse du palais, Manikarnika Tambe arrive à s’enfuir, mais beaucoup de ses résistants Cipayes meurent. 

Ne voulant pas renoncer à la résistance, elle rejoint les derniers princes indiens et part une dernière fois à l’assaut avant de mourir les armes à la main. La princesse deviendra par la suite une figure iconique de l’Inde moderne et inspirera une nouvelle génération d’Indiens à organiser la résistance et à combattre les colons britanniques. 

Sarojini Naidu, la Gandhi au féminin

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Sarojini Naidu, activiste et poétesse Indienne, dans le deuxième volet "La libération"
© Capture d'écran Arte.tv.

En Inde, le combat de Sarojini Naidu commence dès le mariage, Brahmane, elle épouse un homme d'une caste inférieure. Sarojini Naidu est très impliquée dans la quête de l'indépendance de l'Inde. Elle part sillonner les États-Unis en tant de représentante de son pays pendant plusieurs mois, avec une seule mission en tête, celle de convaincre les Américains que l'Inde mérite  son indépendance.

En tant que représentante de l'Inde, elle y donne un discours dans lequel elle défend son pays et son peuple qualifié de barbare par les États-Unis. Sarojini Naidu découvre un pays fracturé socialement, un pays où les noirs sont considérés comme les intouchables dans son pays.

En rentrant en Inde, Sarojini Naidu prend une décision, elle veut défendre ses soeurs, "les oubliées de l'Inde", les femmes. Pour cela, elle va demander de l'aide à son ami Gandhi. On est en 1930, à ce moment-là, Gandhi entame une marche pour protester contre la taxe du sel imposée par les Britanniques. Sarojini Naidu décide de le suivre. Accompagnée par des hommes tout le long, elle rejoindra Gandhi dans la marche et s'imposera devant les caméras. 

Sa présence déclenche le mouvement : des milliers de femmes descendent dans les rues pour marcher et ramasser du sel sur les plages. Elle lance alors, la plus grande campagne de désobéissance civile en Inde.

Sous le nom de "combattante pour la liberté", Sarojini Naidu, prendra la place de Gandhi au moment de son arrestation et deviendra la meneuse du mouvement à sa demande.
 
Décolonisations, réalisateurs
Rencontre avec les réalisateurs de "Décolonisations" au restaurant Pitch me, Paris, 7 Janvier 2020. De gauche à droite : Le réalisateur Marc Ball, l’historien Pierre Singaravélou et le réalisateur Karim Miské.
©Terriennes
Terriennes : L’histoire de la décolonisation est souvent écrite au masculin, votre série documentaire montre que les femmes ont joué un rôle crucial dans les mouvements indépendantistes, quels rôles occupent-elles ?

Marc Ball : Les femmes ont joué un rôle crucial dans le mouvement des indépendances, car elles constituent la moitié de l’humanité. Notre volonté est de raconter l’histoire de cette décolonisation par le bas, c’est-à-dire, en faire une histoire populaire et non une histoire des élites. Une histoire des grands hommes. Nous avons voulu renverser la perspective de ce point de vue et montrer une histoire populaire à travers toutes les classes sociales mais aussi par le genre. Automatiquement les femmes ont joué un rôle crucial et se sont naturellement inscrites dans cette lutte.
 
Il se trouve que l’histoire de la décolonisation est une histoire comme les autres, c’est-à-dire écrite jusqu’au XXe siècle par les vainqueurs et par les hommes.
Pierre Singaravélou
Terriennes: Les femmes sont-elles les grandes oubliées de la décolonisation? Sont-elles consciemment effacées de l’histoire ?

Pierre Singaravélou : De ce point de vue, il se trouve que l’histoire de la décolonisation est une histoire comme les autres, c’est-à-dire écrite jusqu’au XXe siècle par les vainqueurs et par les hommes. A cette époque là, il y avait très peu d’historiennes et les historiens ont eu tendance à écrire une histoire masculine se focalisant sur des héros et non des héroïnes. Il se trouve que dans chaque pays que ce soit en Europe ou dans les pays décolonisés, des romans nationaux se sont construits. Ils ont été écrits par des historiens, promus par des hommes politiques, se focalisant systématiquement sur des figures masculines.
 
Les femmes ont joué un très grand rôle dans cette histoire, exactement à l’égal des hommes
Karim Miské, réalisateur de décolinisations 

Terriennes: L’engagement des femmes dans la décolonisation va-t-il mener à la modernisation du statut social des femmes ?

Marc Ball : L’engagement des femmes dans le processus de décolonisation illustre aussi toute la question des dominations internes. C’était très important pour nous d’illustrer cette dimension de la lutte et de la libération. En cherchant à se libérer de l’oppression coloniale, il y a aussi toutes les dominations et oppressions internes dont il faut se libérer. D'où l'importance d'un personnage comme Sarojini Naidu qui va défendre l‘indépendance l'Inde aux États-Unis et qui rentre en Inde pour émanciper ses sœurs, les femmes. Donc on voulait montrer qu’à travers ce processus de libération d’une oppression, qui est l’oppression coloniale, il y a aussi toutes les différentes luttes qui se sont agrégées à cette lutte principale.  

Terriennes : Vous avez fait le choix de mettre en avant dès le premier épisode une héroïne femme, pourquoi ce choix ?

Karim Miské : Nous avons choisi de commencer la série avec Manikarnika Tambe, la reine de Jhansi, un petit état princier en Inde parce que son histoire est extraordinaire. C’est vrai que symboliquement le fait de commencer par une femme cette série sur l’histoire des décolonisations permettait de bien montrer que les femmes ont joué un très grand rôle dans cette histoire, exactement à l’égal des hommes.

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Extrait de la série documentaire Décolonisations, disponible sur ARTE.TV

 
C’est souvent dans les traditions orales qui sont transmises de génération en génération dans la culture populaire, que l’on peut retrouver ces histoires des femmesPierre Singaravélou, historien et auteur de Décolonisations
Terriennes: En matière de recherche, avez-vous eu plus de mal à trouver des sources d’information sur les héroïnes que sur les héros ?

Pierre Singaravélou : Il faut donc s’intéresser bien souvent à des personnages anonymes, ou très peu connus et aller chercher dans les journaux et les mémoires personnelles de ces militantes. En Afrique, par exemple, on pense à Wambui ou à Mary Nyanjiru qui sont des personnages oubliés parce qu’ils ont laissé peu des traces. En l’occurrence, c’est souvent dans les traditions orales qui sont transmises de génération en génération dans la culture populaire, que l’on peut retrouver précisément ces histoires des femmes. Heureusement, l’histoire des femmes et les études de genre se sont développées depuis une trentaine d’années. C’est grâce à de nombreux travaux, des centaines d’articles, de livres, sur l’histoire des femmes et de ces combattantes, militantes anticolonialistes en Afrique, en Asie mais aussi en Europe. Ce sont ces travaux que nous avons utilisés pour construire notre récit global, cette histoire sur les décolonisations.