Loin des clichés de Bollywood, le film de Pan Nalin a déchaîné la polémique. Il s'attaque aux difficultés des Indiennes des classes moyennes à vivre l’indépendance et la liberté, envers et contre les préjugés et le sexisme. Rencontre avec le réalisateur de Déesses indiennes en colère, qui sort en France ce mercredi 27 juillet 2016.
Elles sont près de 400 millions et subissent au quotidien harcèlement, discrimination, mariages arrangés... Ce sont les Indiennes des classes moyennes, urbaines. "Comme le cinéma indien privilégie le contexte villageois, on pense que les problèmes des femmes sont circonscrits au milieu rural. Et jamais rien sur les femmes des classes moyennes," explique Pan Nalin. Dès les premières minutes du film se succèdent en rafale des scènes du quotidien des 7 héroïnes, contraintes à ravaler leur colère face au sexisme et de la discrimination.
"Cela m’est souvent arrivé de m’interrompre en pleine conversation pour intervenir dans ce genre de situation," explique le réalisateur. Un jour, j’ai même dû me battre avec des gars que je dérangeais en plein "eve teasing" ("taquiner Eve", ndlr) : "C’est pas ta mère, c’est pas ta sœur, qu’est-ce que tu veux ?" me lançaient-ils.
Une première en Inde
Dans un pays qui produit plus de 1000 films par an et où le cinéma fait la part belle aux hommes, c'est la première fois, qu'un réalisateur fait d'un groupe de filles ses héroïnes. Tous les ans, des dizaines de films racontent l'histoire de quatre ou cinq hommes qui passent un bon moment ensemble. Ces "
buddy movies" ("films de potes") sont très appréciés en Inde. "
J'ai toujours pensé qu'un jour, une réalisatrice - une femme - aurait l’idée de tourner l'histoire d'un groupe de copines. Mais cela ne se faisait jamais, en grande partie parce qu’il n’y a pas de financement pour ce genre de films. Les producteurs n’y croyaient pas du tout, alors qu’ils font un tabac avec leurs histoires de potes ! Je crois que même les réalisatrices indiennes n’y croyaient plus", se souvient Pan Nalin.
Alors qu'il travaille sur un autre film avec un auteur et un directeur de casting - Pan Nalin est aussi le réalisateur de Samsara, sorti en 2001, et de La Vallée des fleurs, sorti en 2007 -, les actrices, sur le ton de la plaisanterie, les mettent au défi de faire un film avec des vraies filles : « Cela fait des années que nous attendons que quelqu’un donne des filles une image autre que celle véhiculée par les films de Bollywood ! Venez avec nous, écoutez nos conversations ! » C’est ainsi que Pan Nalin a commencé à écouter, faire des recherches et des repérages.
Il s'est inspiré d’histoires réelles, arrivées autour de lui, à des amies, à des amies d’amies ou à leur famille. "Tout a été très simple, parce que dès que cinq ou six filles se retrouvent, elles soulèvent une douzaine de problèmes que l’on ne voit jamais au cinéma. Je suis très vite entré dans leurs histoires et le reste s’est fait tout naturellement. Au bout d’un moment, je n’aurai pas pu passer le scénario à un autre, ni même à une autre," se souvient le réalisateur.
7 filles dans le vent
Déesses indiennes en colère raconte l'histoire de sept amies qui se retrouvent à l'invitation de l'une d'entre elles pour un mariage surprise. Les retrouvailles donnent lieu des cris de joie et des embrassades dignes d'une série américaine. Ce sont peut-être ces explosions de joie presque hystériques qui trahissent le réalisateur : les filles auraient-elles tendance à friser ces excès si le film avait été réalisé par une femme ? "Non ! proteste Pan Nalin en éclatant de rire. Ce genre d'effusions est devenu tout à fait courant ici, à force de regarder des séries anglophones, les filles ont adopté les comportements américains."
Ces femmes, un événement tragique va les transformer en tueuses vengeresses - comme la déesse Kali qui, dans la religion, revient à chaque fois sous un nouvel avatar, en colère, pour redresser les torts. Parmi elles, une photographe de mode, une chanteuse, une actrice, une femme d'affaires, une activiste... Ni faire-valoir, ni sœur, ni "putain", ni maîtresse, elles discutent carrière, sexualité, amour ou frustrations, elles évoquent leurs rêves, leurs désirs et leurs peurs, offrant une plongée dans la société indienne contemporaine.
"Au début, ma préférée était Madurita, la chanteuse, dit Pan Nalin. J’ai des amies qui se sont trouvées dans sa situation : le succès est inaccessible si vous ne passez pas par Bollywood, même avec un talent fou, que vous soyez fille ou garçon. Le cinéma a tué la chanson indépendante en Inde. C’est un problème dont personne ne parle parce qu’il est mineur par rapport au viol, par exemple."
Puis c’est Pam, qui l'a davantage touché, la « femme trophée », une étudiante brillante qui fait un mariage arrangé et mène une vie quotidienne frustrante. "
Tout le monde connaît quelqu’un comme elle. C’est à elle que le film doit son succès en Inde, parce que beaucoup s’identifient à son personnage," explique-t-il. Le personnage de Joanna, moitié anglaise, moitié indienne, l'a aussi beaucoup ému : "
Elle incarne toutes ces actrices métissées qui ont énormément de difficulté à trouver des rôles pour autre chose que leur teint clair. Et avec tous les viols qui ont défrayé la chronique ces derniers temps, son personnage acquiert une réelle dimension tragique," souligne le réalisateur.
► Notre dossier "L'Inde face aux viols"En abordant la question du viol, Pan Nalin, a voulu parler de toutes les violences subies par les femmes, dans un pays où le viol collectif et le meurtre d'une étudiante à New Delhi en 2012 avait bouleversé, et où le nombre d'agressions sexuelles reste très élevé.
Homosexualité
Sorti en décembre 2015 en Inde, le film traite également de l'homosexualité, sujet tabou dans le pays. Le mariage entre deux personnes du même sexe est interdit en Inde en vertu de la section 377 du Code pénal créé par les Anglais en 1857, qui stipule que l’homosexualité est "contre l’ordre de la nature."
C’est pourtant une église chrétienne qui accueille un mariage gay. "Je me suis inspiré d’une histoire réelle, explique Pan Nalin. Il y en a quelques-unes comme cela, comme celle de ce notaire qui avait fait signer un pacte civil à deux hommes – il a été renvoyé." Les chrétiens seraient-ils plus tolérants que les hindous ou les bouddhistes ? Non, répond Pan Nalin "Dans le film, c’est juste que la mariée connaît le prêtre depuis qu’elle est toute petite, à Goa. Mais elle a eu du mal à lui faire admettre son mariage avec une autre fille. Cela dit, il est vrai que beaucoup se sont convertis au christianisme, et au bouddhisme, qu'ils en avaient assez du système des castes de la société hindoue. "
Censure et menaces
Autant de sujets délicats et ambitieux pour un film difficile à financer et dangereux à assumer. Son réalisateur a d'ailleurs vu certaines scènes censurées par les autorités en Inde et a reçu des menaces de mort des extrémistes.
De fait, le Conseil central de certification des films (CBFC) a demandé à ce que toutes les images de déesses soient floutées, plusieurs coupes ont été exigées et toutes les expressions familières ou vulgaires ont dû être rendues inaudibles, parce qu'utilisées par des femmes. "Ils n’ont pas aimé la superposition entre la déesse Kali et ces femmes qui boivent et qui fument. Ils n’ont pas aimé voir des filles qui se rincent l’œil en regardant un garçon laver sa voiture, et encore moins qu’elles disent, en croisant le même garçon alors qu’elles se rendent au restaurant : 'Tiens, voilà le déjeuner qui vient à nous'.
Un homme a le droit de dire ces choses-là, mais pas une femme. L’homme-objet est un concept qui ne passe pas, en Inde. "
Cela montre bien l'état d'esprit de la société, commente Pan Nalin.
Alors nous avons fait un montage des extraits censurés et les avons postés sur Youtube et les réseaux sociaux en posant la question : pourquoi ? Tout de suite la polémique s’est déchaînée et nous avons été invités sur tout les plateaux de télévision – pas pour le film, mais pour le débat sur la censure."
Une vague de protestations et de soutien au film a vu le jour. Les voix se sont élevées pour protester que tous les films de Bollywood ne montrent les femmes que comme des potiches ou des objets de désir - sans être jamais coupés.
Pan Nalin a fait l'objet de menaces de mort par textos et appels téléphoniques provenant d'ultra-conservateurs qui lui annonçaient notamment qu'il "mourrait comme les caricaturistes de Charlie Hebdo". Il s'y attendait, dit-il : "Eux non plus ne supportent pas que l’on montre des femmes en short qui boivent et qui fument. Ni qu’on les mette en parallèle avec les déesses indiennes. J’ai pris des précautions, mais les menaces ne m’ont pas pas arrêté…"
Espoirs
Ce débat qui a débouché sur un autre, plus large, sur les droits des femmes. "
Certaines ont commencé à s'identifier à ces filles un peu partout en Inde, remarque Pan Nalin. Dans une société patriarcale où la situation des femmes est incontestablement en train de changer, même lentement, il a le sentiment que son film peut inspirer. "
Aujourd’hui, les filles qui ont 25 ou 30 ans ne vont peut-être pas ressentir un changement énorme, constate-t-il.
Ce sera pour les générations suivantes. Les adolescentes de 12, 13 ou 14 ans aujourd’hui n'ont pas peur, elles ont envie de réussir dans le sport ou n’importe quel domaine - l’économie, les finances, les sciences, le commerce… Pour la première fois en Inde, des jeunes femmes sont récemment devenues pilotes de chasse."
Ce n'est pas un hasard, donc, si l'un de ses personnages féminins est une fillette de 7 ans qui, tout le long du film, joue un rôle de révélateur qui, pour terminer, devient crucial. "Je voulais laisser les spectateurs avec le visage de cette enfant. Elle représente l’avenir, l’espoir," confirme le réalisateur.