Fil d'Ariane
Jusqu'en 2018, le déminage, activité jugée trop dangereuse, était interdite aux femmes. Aujourd'hui, les femmes pallient le déficit d'hommes partis au front et représentent un tiers des effectifs.
Anastasiia Minchukova manipule un détecteur lors d'une formation spécialisée dans la neutralisation des explosifs et des munitions à Peja, dans l'ouest du Kosovo, le 25 avril 2022.
Tetiana Chpak, concentrée, est accroupie dans un champ du sud de l'Ukraine qui, malgré ses coquelicots et son air bucolique, est truffé d'explosifs. "Je n'aurais pas pensé que mon chemin me mènerait là", admet, derrière un épais masque de protection, l'ancienne professeure de mathématiques âgée de 51 ans. L'invasion russe, en février 2022, a tout changé. Après avoir aidé à bâtir des fortifications pour repousser les soldats de Moscou, et perdu son père dans un bombardement, Tetiana Chpak dit avoir eu besoin de "se rendre utile".
Les filles sont plus attentives, précautionneuses. Valeria Ponomareva
Comme elle, les femmes sont de plus en plus nombreuses à s'impliquer dans le déminage, où elles représentent désormais 30% des effectifs, d'après le gouvernement. La dynamique est similaire pour d'autres métiers traditionnellement associés aux hommes, la main d'oeuvre masculine ayant été asséchée par la mobilisation militaire et l'émigration. Les autorités, qui savent leurs terres lardées d'explosifs, espèrent attirer encore davantage de démineuses.
"Au début, ma famille était contre", dit Tetiana Chpak, qui travaille depuis un an pour l'organisation Halo Trust à Snigourivka, dans la région de Mykolaïv. Sa fille adolescente, en particulier, était "inquiète", raconte-t-elle l'air attendri.
La démineuse assure pourtant que son travail est sûr. Elle repère les mines, mais d'autres services les font exploser. Elle a fini par en convaincre sa fille, qui dit aujourd'hui "vouloir essayer quelque chose de similaire quand elle sera grande", rit-elle. Tetiana Chpak rechigne à se voir comme un exemple, mais aimerait que "davantage de femmes fassent ce genre de travail".
"Les filles sont plus attentives, précautionneuses", assure Valeria Ponomareva qui, à 23 ans, dirige déjà une équipe de démineurs. Cette ancienne coiffeuse ne regrette rien de sa reconversion professionnelle, pourtant "radicale". "Maman était choquée", glisse-t-elle. Parmi les démineuses se trouvent aussi une ancienne ballerine, une chimiste qui travaillait dans la production de vin pétillant ou encore une dentiste, selon Halo Trust.
Valeria Ponomareva vient de la région de Donetsk, parmi les plus minées du pays. La guerre y fait rage depuis 2014, à l'époque contre des séparatistes prorusses. Snigourivka, où elle travaille désormais, a été occupé par l'armée russe, et donc miné. Ailleurs, les troupes ukrainiennes en ont elles aussi semé sur leur passage.
Au total, près d'un quart du territoire ukrainien pourrait être pollué par des engins explosifs, qui ont tué plus de 270 personnes depuis 2022, d'après les autorités. Valeria Ponomareva sait donc à quel point son travail est "nécessaire" pour "la prospérité de l'Ukraine".
Mais les conditions ne sont pas faciles. Il faut être méthodique, patient, et prêt à travailler dehors quel que soit le temps. Certaines recrues "travaillent un ou deux jours, réalisent que ce n'est pas pour eux et partent", relate Oleksandre Ponomarenko, qui supervise les équipes et avoue que le recrutement n'est pas aisé.
Les femmes composent, pour l'heure, un peu moins de la moitié de ses troupes, selon le responsable, qui espère que cette proportion grandira. Certaines sont mariées à des soldats et "voudraient elles aussi servir, mais comprennent que ce travail est plus sûr", dit-il, non loin d'une mine anti-chars découverte par ses employés.
Je pense même qu'elles travaillent mieux que les hommes. Mykola Mouraï
Leur tâche paraît titanesque. Un groupe de 7 personnes peut déminer 80 à 100 mètres carrés par jour. Rien que ce champ de Snigourivka, grand d'environ 35 000 mètres carrés, nécessitera encore un an de travail, estime Oleksandre Ponomarenko, drapeau ukrainien collé sur son gilet de protection. De l'aveu de tous, déminer l'Ukraine devrait prendre des décennies. D'autant que, le conflit durant toujours, les terres déjà purgées pourraient être de nouveau contaminées.
A quelques kilomètres de là, dans le village de Vassylivka, un terrain agricole a récemment été nettoyé par l'équipe. Mykola Mouraï, le fermier qui en est propriétaire, ne cache pas son soulagement. "Tout était couvert de mines", se souvient ce sexagénaire, qui affirme que cela lui a fait perdre beaucoup d'argent. Il avoue avoir été "surpris" de voir ce travail mené par des femmes, qu'il avait prises au départ pour des "observatrices curieuses". Désormais, "je pense même qu'elles travaillent mieux que les hommes", dit-il.
Les gens n'acceptent pas vraiment que des jeunes femmes travaillent dans le déminage. Ils pensent que c'est un peu bizarre. Iryna Nomerovska
"Les gens n'acceptent pas vraiment que des jeunes femmes travaillent dans le déminage. Ils pensent que c'est un peu bizarre", témoigne Iryna Nomerovska, cheffe d'une équipe chargée d'examiner les terrains. Cette économiste de formation, qui a choisi cette voie après avoir vécu sous l'occupation russe au début du conflit, se dit néanmoins "très fière".
Et surtout, demande-t-elle : "qui d'autre que nous peut le faire ?"
Anastasiia Minchukova pose un détecteur lors d'une formation spécialisée dans la neutralisation des explosifs et des munitions à Peja, dans l'ouest du Kosovo, le 25 avril 2022.
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