Derrière le "hijab-chic", le phénomène "mipster"

Avant l'actuelle flambée de visibilité, la rencontre du look et de l'islam avait déjà vécu un moment d'emballement. Rappel et décodage.
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Mipster
©Capture d'écran Le Temps
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"Mipster", contraction de m​uslim (musulman) + hipster ; "hijabista", pour désigner une fashionista en hidjab, ou encore "turbanista" pour celles qui auraient choisi d’enrouler leur voile à la manière d’un turban. Deux ans avant l’actuelle flambée de visibilité globale, l’alliage expérimental entre la mode et la foi musulmane avait déjà vécu un grand moment d’emballement médiatique sous ces appellations variées. Si cela nous a échappé, c’est sans doute parce que le phénomène se cantonnait alors dans la niche la plus jeune et branchée au croisement entre l’univers du look et celui de l’islam.


C’était le monde de Layla Shaikley, la jeune Etats-unienne – architecte de formation, entrepreneure numérique, cofondatrice des conférences TedX Baghdad – qui donna en 2014 une popularité globale au terme "mipsterz" via une vidéo (voir ci-dessous) où des femmes en hijab et tenues tendance s’amusaient avec des planches à roulettes, des motos, des arbres et du mobilier urbain. "Être une mipster est pour moi une façon de réconcilier, avec fierté et sans demander d’excuses à personne, mes identités multiples de musulmane, d’Américaine, d’Arabe, de Californienne", explique-t-elle aujourd’hui.
 

Blogueuses interreligieuses

"Dans l’Egypte des années 1960 et 1970, les femmes qui s’inscrivaient dans le renouement piétiste avec la religion adoptaient des critères vestimentaires dits 'pudiques' ou 'réservés' (modest). Leurs vêtements étaient confectionnés pour l’essentiel à la maison ou par des couturières locales. Les coupes simples et les couleurs effacées représentaient à leurs yeux une affirmation anti-mode, anti-consumériste et anti-capitaliste", explique Reina Lewis, professeure d’études culturelles au London College of Fashion (UAL) et auteure de Muslim Fashion, publié en septembre dernier par Duke University Press.

Cette pratique vestimentaire sort des foyers et s’installe sur le marché global vers la fin des années 2000. Le Web fonctionne comme un facilitateur. "Internet a permis à des entrepreneurs et designers (essentiellement des femmes, qui se sont lancées dans la production parce qu’elles ne trouvaient pas dans les magasins ce qu’elles souhaitaient) de créer des marques et d’atteindre des consommatrices. Grâce à la Toile, le marché et le discours sur cette mode se sont développés simultanément, de façon interreligieuse. Les blogueuses, youtubeuses et instagrameuses de cette mouvance ont des abonnées partout dans le monde, touchant également des gens qui ne s’identifient pas comme religieux", reprend Reina Lewis.

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Voile voiles
Deux jeunes iraniennes arborent l'une un fichu, l'autre un foulard plus ample...
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Marketing et modernité

Vient ensuite, donc, l’ère du "mipster" – mot inventé officiellement par le comique (et bioéthicien) états-unien Abbas Rattani en 2012. Qu’en dit Reina Lewis ? "C’est un phénomène qui s’inscrit dans une culture musulmane jeune, moderne et cosmopolite. L’appartenance au mouvement "mipsterz" est ouverte, autodéfinie, inclusive et diversifiée. On peut la rattacher à un islam progressiste et à des générations qui se sont engagées dans l’étude personnelle des textes sacrés et des cultures musulmanes pour arriver à leurs propres interprétations. Celles-ci sont à la fois inscrites dans la société musulmane et façonnées par des valeurs telles que l’universalité des droits humains, souvent liées à l’expérience d’une éducation libérale."

La population musulmane est jeune, en croissance. Les marques ont voulu établir un lien avec elle. On arrive enfin à ce qui apparaît aujourd’hui comme un trend global : des marques telles que DKNY, Tommy Hilfiger, Mango, Uniqlo et Dolce & Gabbana s’y sont mises successivement depuis 2014. "Il y a deux déclencheurs : d’une part le développement du 'marketing musulman', qui se poursuit, d’autre part le fait que les chasseurs de tendances au sein des grandes marques ont été attentifs à ce que les blogueuses de mode en hijab étaient en train de faire. La population musulmane est jeune, en croissance. Les marques ont voulu établir un lien avec elle."

Sur Instagram, Haneefah Adam, étudiante en médecine au Nigeria, invente des tenues islamiquement correctes pour Barbie et les poste sur les réseaux sociaux. Elle est suivie par plus de 63 000 abonnés sur Instagram. 


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Ambivalences de la mode

"Pudique", "mipster", globale : quels sont les effets de ces trois vagues successives de mode en hijab ? Favorisent-elles la conformité à des normes ou la construction de l’identité personnelle ? Islam ou pas, la question est au cœur de la mode en général : elle touche à sa nature paradoxale. Les consommateurs utilisent l’offre vestimentaire "à la fois pour montrer qu’ils sont dans la tendance et pour exprimer leur individualité", note Reina Lewis.

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Pour saisir les dynamiques à l’œuvre, la chercheuse est partie interviewer les principales intéressées. "Les jeunes femmes avec lesquelles j’ai parlé considèrent que le fait de se couvrir la tête d’une manière ou d’une autre relève d’une exigence religieuse. Mais à leurs yeux, cette pratique n’a une valeur d’authenticité que lorsqu’elle est réellement choisie. Elles vous diront qu’il est tout aussi erroné de forcer quelqu’un à se couvrir qu’à se découvrir."

Au-delà des grilles binaires

Pour comprendre ces "enfants de troisième culture" (third culture kids), qui poussent entre plusieurs mondes, il faut sans doute se départir des grilles binaires. "Beaucoup de ces jeunes femmes me disent qu’elles s’intéressent à la mode parce qu’elles ont grandi là-dedans, mais aussi qu’elles l’utilisent comme une façon de communiquer qu’elles font bien partie de la société occidentale moderne, contrairement aux préjugés selon lesquels en tant que musulmanes, elles se situeraient en dehors. Ce faisant, elles se confrontent à la fois aux commentateurs extérieurs, qui considèrent qu’elles sont forcément opprimées par le patriarcat musulman local, et à l’aile conservatrice de leur propre communauté," remarque Reina Lewis.

Que conclure ? "Il est important de reconnaître que ces femmes sont le plus souvent parmi les éléments progressistes de leurs communautés. Si elles pouvaient se sentir protégées contre les stéréotypes extérieurs, elles auraient également plus de force pour se défendre contre les contraintes internes."

►Retrouvez l'intégralité de l'article de Nic Ulmi sur le site de nos partenaires suisses Le Temps.